Plongez dans les abysses avec Moby Dick
Qui a dit que les marionnettes étaient réservées aux enfants ? En adaptant Moby Dick sur les planches du TFM, Yngvild Aspeli et la Cie Plexus Polaire explorent la chasse à la baleine blanche, entre féérie et mythe. Un spectacle fabuleux, qui était à voir les 13 et 14 janvier 2022.
Ismaël (Alexandre Pallu), le narrateur de l’histoire, décide d’embarquer à bord du Pequod, baleinier commandé par le capitaine Achab. Comme ses compagnons d’équipage – tous représentés par des marionnettes – il est attiré depuis toujours par le grand large, où il pense enfin trouver sa place dans le monde. Question destinée, celle du capitaine Achab lui paraît claire : il explorera toutes les mers du monde afin de retrouver Moby Dick, l’immense baleine blanche qui lui a arraché une jambe il a de cela plusieurs années. C’est donc avec Ismaël et les marionnettes d’Achab, de son second Starbuck, et des autres marins et harponneurs, que nous embarquons pour cette fabuleuse aventure en pleine mer !
En immersion dans la féérie et le mythe
Moby Dick est un monument de la littérature mondiale. Qui n’en a jamais entendu parler ? Il y a, dans cette histoire, quelque chose de magique, de l’ordre du mythe, avec cette baleine géante qu’Achab s’entête à poursuivre. Pour rendre cette magie sur scène, la Cie Plexus Polaire redouble d’inventivité. Il y a, bien sûr, les marionnettes à taille humaine, une marque de fabrique de cette compagnie qu’on avait déjà pu voir au TMG dans Chambre Noire. Celles-ci permettent de jouer entre le réalisme et le rêve, en donnant aux membres de l’équipage des mouvements à la fois très humains et bien plus oniriques. Cette dimension onirique est en outre accentuée par l’esthétique sombre de la scène et les lumières qui y sont projetées, comme pour amener un sentiment d’apesanteur, de flottaison au milieu de la mer. Ajoutez encore la musique jouée en live par Guro Skumsnes Moe et Håvard Skaset et vous voici plongé·e·s, immergé·e·s dans l’ambiance du voyage, porté·e·s par les flots. Devant ce spectacle, nous sommes comme des enfants qui découvrent les possibilités du théâtre, sans pouvoir distinguer le vrai du faux. Féérique.
Jouer sur les perspectives
Ce qui marque dans ce spectacle, c’est la créativité de la Cie Plexus Polaire, qui parvient à jouer sur les illusions d’optique pour perturber les sens des spectateur·trice·s. La première surprise nous vient du chœur de marins. Comme dans une tragédie antique, ils entrent sur la scène, emmitouflés dans leurs pèlerines, chapeau vissé sur la tête, prêts à affronter la tempête. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’on se rend compte qu’il n’y a que cinq ou six êtres humains sur la scène : les autres sont des marionnettes, deux tenues par chaque personne présente. Puis, c’est avec le capitaine Achab que la troupe se joue le plus de son public. Alors qu’il s’adresse, en anglais[1], à son équipage depuis le pont, on ne sait d’abord trop s’il s’agit d’un comédien portant un masque ou d’une marionnette, tant ses mouvements semblent ceux d’un être humain. Et alors que sa marionnette s’avance sur la scène, on est surpris·e par sa grande taille. Elle est alors manipulée par quatre personnes, et on croit qu’on a été totalement piégé·e par la perspective, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il y a plusieurs marionnettes d’Achab, selon sa position. L’illusion est totale.
D’illusion, c’est bien ce dont il est question dans ce spectacle. Les moments de chasse à la baleine sont ainsi figurés par des maquettes de bateau et de barques, portées chacune par un·e marionnettiste, alors que les baleines doivent bien représenter le double de la taille du navire. Tournant et retournant les éléments, la troupe propose tour à tour de voir la chasse vue de profil, comme dans un aquarium, puis du dessus, comme un survol. Le jeu est simple, mais tellement efficace !
Tout·e petit·e face à l’immensité des fonds marins
Après avoir vu passer plusieurs baleines blanches, dont l’une est dépecée avec un réalisme presque effrayant, une question demeure : quand Moby Dick arrivera-t-elle ? La voilà enfin, presque à la fin du spectacle. Et si les perspectives nous avaient jusqu’ici impressioné·e·s, que dire de cette baleine ? La marionnette est démesurée, au moins le triple des précédentes. Marquée par les nombreuses chasses auxquelles elle a déjà survécu, elle est incroyablement expressive. Ses mouvements, accentuées par la lumière bleue qui la rend presque fluorescente sur la scène noire, sont d’une fluidité ahurissante. Une fois l’impressionnant combat terminé, la Cie Plexus Polaire nous offre encore une dernière apparition de Moby Dick, difficile à expliquer avec des mots. Un rideau est accroché et défile, comme un plan séquence, voyant la baleine avancer, avec sa nageoire qui bouge, comme son œil qui semble nous fixer comme pour nous dire qu’elle s’en sortira toujours, tel le mythe qu’elle représente. Et de nous envoyer pour dernier message que la nature l’emportera toujours, comme Pip avait tenté de nous le dire peu avant d’être sauvé de la noyade…
On pourrait donc d’écrire Moby Dick comme un spectacle pour adultes retombé·e·s en enfance. Le jeu entre la magie de la marionnette et des décors et l’atmosphère sombre créée par les lumières et la musique nous emporte dans un autre monde, complètement inédit, entre féérie et mythe. On regrettera seulement qu’il n’y ait eu que deux représentations, tant ce spectacle s’apparente à un moment de grâce, un peu hors du temps.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Moby Dick, d’après le roman d’Herman Melville, au Théâtre Forum Meyrin les 13 et 14 janvier 2021.
Mise en scène : Yngvild Aspeli
Avec Alice Chéné, Daniel Collados, Scott Koehler, Maja Kunšič, Laetitita Labre, Andreu Martinez Costa (marionnettistes), Alexandre Pallu (jeu), Guno Skumsnes Moe et Håvard Skaset (musique)
https://www.forum-meyrin.ch/spectacle/moby-dick
Photos : © Christophe Raynaud
Pour aller un peu plus loin :
Un de nos défis d’écriture, qui mettait en scène un cachalot : https://lapepinieregeneve.ch/lecriture-qui-pousse-2-passe-englouti/
Une série de critiques de livres, dont l’une porte sur Le retour de Moby Dick : https://lapepinieregeneve.ch/collection-mondes-sauvages-une-nouvelle-alliance-pour-le-vivant/
Une critique autour d’un récent spectacle du TMG, où il était, entre autres, question de cachalot : https://lapepinieregeneve.ch/fables-au-tmg-la-zoopoetique-en-actes/
Un excellent film qu’on vous recommande, autour de la Genèse du roman d’Herman Melville : https://www.youtube.com/watch?v=VQF5hiWnzUM
[1] Ismaël, le narrateur, est en fait le seul à parler français, le reste du spectacle est en anglais surtitré. Il aurait été dommage de se priver de la si belle plume de Herman Melville en traduisant l’entier du texte.