Les réverbères : arts vivants

Fables au TMG : la zoopoétique en actes

Du 10 au 21 novembre dernier, le TMG résonnait de langages étonnants : couinements de musaraigne, bêlements d’agneau, hululements de chouette, grognements de blaireau… et clics de cachalot. La Cie Arnica proposait une plongée dans le monde animal, avec trois pièces rassemblées sous le titre évocateur de Fables : T(E)R:::R/IE:::R, L’agneau a menti et Les acrobates. Fascinant.

Il y a peu, je vous parlais de la collection « Mondes Sauvages », publiée chez Actes Sud, qui tente d’explorer d’autres façons d’être au monde – façons animales, végétales, minérales. Baptiste Morizot, maître de conférences à l’Université Aix-Marseille, est de celleux-ci – et, si je l’évoque ici, c’est parce que ses réflexions sont à l’origine du travail de la Cie Arnica. Dans Manières d’être vivant (« Mondes Sauvages », 2020), Baptiste Morizot dresse un constat sans appel : la crise écologique que nous vivons n’est pas seulement une affaire de sociétés humaines. Elle est aussi une crise de nos relations au vivant : nous, Homo sapiens, ne nous considérons plus comme faisant partie intégrante de ce tout sauvage ; or, nous en sommes bel et bien un maillon. Comment, se demande alors Baptiste Morizot, (re)penser notre rapport aux autres – non seulement humains… mais aux autres d’espèces qui peuplent le vivant ? Comment construire, en relation avec elleux, un monde où demain devient possible pour tou·te·s·x ?

C’est ce que la Cie Arnica se propose d’explorer dans les trois pièces de Fables, qui apportent un éclairage différent sur cette « crise de la sensibilité » diagnostiquée par Baptiste Morizot.

Trois autrices / Trois pièces / Trois écosystèmes = [une exploration]3

Plutôt que d’explorer ces questions complexes de manière frontale, la Cie Arnica a choisi d’emprunter des chemins de traverse : multiplier les possibilités, les vécus autres qu’humains, les écosystèmes. Favoriser la pluralité des voi·x·es en ouvrant au dialogisme. Trois autrices ont relevé le défi, prenant chacune en charge une pièce et, par conséquent, un écosystème différent : Gwndoline Soublin (T(E)R:::R/IE:::R), Anais Vaugelade (L’agneau a menti) et Julie Aminthe (Les acrobates). Adressées à un jeune public (dès 7 ans), les histoires animales et végétales qu’elles ont imaginées paraissent simples, en apparence.

« Oh ! / Tu le vois ? / Tu l’as vu ? / Oui ? / Non ? / Ne zieute pas avec tes globes d’humain / Regarde avec ton corps de bête sans poils / Observe avec tes muscles tiédasses / Alors il te grimpera dans l’échine / Le bougé-bougé »
(Gwndoline Soublin, T(E)R:::R/IE:::R)

T(E)R:::R/IE:::R, c’est le récit d’une improbable cohabitation. Dans un terrier, blotti en-dessous d’un hêtre, (meles meles) le blaireau, /Neomis Fodiens/ la musaraigne aquatique et :Tyto:::Alba:: la chouette effraie, partagent le même refuge. Réuni·e·s e·s par le hasard, iels s’approprient cet abri selon les codes propres à leur espèce : le blaireau pense grâce à son extraordinaire odorat ; la musaraigne court sans cesse, le cœur effréné ; la chouette alterne soufflements et hululements. Dans le terrier qu’un humain a, sans pitié, bouché avec du béton, ces trois vivants vont devoir s’allier pour protéger les œufs de la chouette – et hâter la naissance d’un (/:nouvelautre:/), un être vivant qui, étrangement, leur ressemblera.

« On ne laisse pas son frère mouton debout sous les vautours, on accueille son frère mouton, surtout si c’est un petit. C’est ce que tu crois. Hier encore tu croyais aussi que les petits moutons broutaient heureux sur leur pâture jusqu’à la fin des temps, ha ha […]. »
(Anais Vaugelade, L’agneau a menti)

Dans L’agneau a menti, Anais Vaugelade relate les aventures d’un agneau, échappé d’un camion qui le conduisait à l’abattoir. Seul sur une pâture, il est sale, il a faim. Au loin, un troupeau bêle : vont-ils l’accepter, lui qui vient d’ailleurs ? Le temps presse car, dans le ciel, plane un vautour affamé… À l’histoire de l’agneau et du troupeau se mêlent celles d’autres protagonistes : ledit vautour, qui offre le regard du prédateur sur sa proie, mais également le vécu du patou (comme on désigne le chien qui garde les brebis, dans les Pyrénées notamment), de la digitale qui déploie ses fleurs non loin ou encore de la tique, qui ne s’exprime que pas onomatopées affamées… tout un écosystème qui se déploie, dans un pré.

« Au large de l’océan Indien, / Loin de la terre ferme et de ceux qui la peuplent /
Vit / Sous la surface des eaux marines / Une tribu de cachalots. »
(Julie Aminthe, Les acrobates)

Parmi cette tribu de cachalots, il y a Plume – le plus petit, le plus espiègle. C’est lui, le héros des Acrobates de Julie Aminthe. Plume rêve d’aventures : il se voit en terreur du grand bleu, explorant les profondeurs à la recherche des encornets… ou des calamars géants. Mais son caractère intrépide n’est guère au goût de Corail, sa maman, de Rafale, sa nounou, et d’Ondine, sa grand-mère de cœur. L’océan, en effet, regorge de danger. Mais lorsque, sous le regard amusé des rémoras qui commentent la pièce tel un chœur antique, un plongeur arrive sur le territoire des cachalots, Plume se laisse guider par sa curiosité…

Humain et animal : chercher la relation ?

Vous l’aurez compris, l’originalité de Fables tient à son sujet : réfléchir à l’animal – mais, contrairement au modèle lointain de La Fontaine (évidemment convoqué grâce au titre général du tryptique), à l’animal dans ce qu’il est porteur d’une singularité propre, d’un être-au-monde particulier qui peut être très éloigné de la « manière d’être vivant » de l’Homo sapiens. À ce titre, les trois pièces de Fables relèvent d’un courant qu’on appelle la zoopoétique, qui tente de créer, de réfléchir et d’analyser le monde en fonction de ces autres vécus, bien loin des nôtres.

Évidemment, les trois pièces des Fables de la Cie Arnica ne prétendent pas s’abstraire d’un certain point de vue humain – ne serait-ce que parce que ce sont des pièces de théâtre créées par des humain·e·s·x pour des humain·e·s·x. À travers L’agneau a menti se retrouve ainsi une critique à peine voilée de notre propre rapport à l’étranger·ère (réfugié·e·s, migran·t·e·s, issu·e·s d’autres cultures ou d’autres religions) : l’agneau, en tentant de se faire accepter par le troupeau, se heurte à la frontière infranchissable qui sépare le groupe de l’individu isolé arrivé de l’extérieur. Faut-il justifier les lacunes, dans une histoire de vie où la fuite a constitué la seule option pour survivre, où le traumatisme des situations violentes rencontrées en chemin rend impossible l’exposé clair des faits ? « Oui, l’agneau a menti », rappelle la digitale au public… mais est-ce si grave, puisque sa vie était menacée, semble ajouter la pièce ? L’agneau a menti, c’est également une critique d’un certain rapport que nous, les Homo sapiens, entretenons avec les animaux d’élevage (dans ce cas, l’agneau) – animaux que nous faisons naître, que nous élevons, que nous déplaçons… et que nous tuons pour les manger. Une critique, oui, mais tout en finesse, sans prise de position dogmatique ou militantisme outrancier : un simple exposé de la vérité des faits, à travers une histoire où chacune et chacun peut entrer pour se faire sa propre idée.

Les acrobates, quant à eux, thématisent aussi ce rapport entre animal et humain – quoique de manière plus circonscrite. La rencontre entre Plume et le plongeur n’arrive, en effet, qu’à la fin de la pièce : cette rencontre ne constitue ni un climax de l’intrigue, ni la résolution des questions que se pose Plume… mais plutôt la possibilité d’une ouverture, d’une entrée en relation qui se développera, peut-être, entre ce plongeur et les cachalots, dans cet espace flottant qui s’ouvre une fois la pièce achevée. Davantage que le rapport humain / cachalot, c’est la manière d’être au monde des cachalots qu’explorent Les acrobates : comment vivre-cachalot ? Pour répondre à cette question, Julie Aminthe et la Cie Arnica se sont inspirées des recherches de François Sarano, un océanographe français qui étudie depuis 2013 les cachalots, au large de l’Île Maurice. Sarano, qui a servi de consultant durant le processus de création de Fables, a notamment décrit la manière dont les cachalots appréhendent leur environnement, grâce à leurs sens propres (comme l’écholocation)[1].

T(E)R:::R/IE:::R, de son côté, s’intéresse plus discrètement à la relation animal / humain… plus négativement, aussi. Les habitant·e·s du terrier se retrouvent en effet piégé·e·s dans le terrier après qu’un Homo sapiens en ait volontairement scellé l’entrée. Plus encore que l’histoire racontée, c’est dans le traitement formel que la pièce montre la richesse d’un vécu-animal : blaireau, chouette et musaraigne sont, chacun·e, doté·e·s d’une manière particulière de s’exprimer qui correspond à la façon dont iels perçoivent le monde selon leurs sens propres – lente et grave pour le blaireau (qui verbalise par phrases nominatives ses impressions olfactives), aiguë et frénétique pour la musaraigne (dont les mots ne cessent de courir et de se répéter, à la manière dont elle-même se déplace dans le terrier), rauque et chuintante pour la chouette (chez qui les mots sont rares, aspirés par des raclements de gorge et des claquements de becs). Le seul personnage humain de la pièce (accompagné d’un chien et symbolisé comiquement par une paire de bottes de jardin) s’exprime avec une abondance de voyelles et de mots mangés – comme si nous percevions son texte à la manière des animaux piégés dans le terrier : un galimatias auquel on ne comprend rien.

« Yarin làdedon Voualacéboussé Allez Onrente Onrente
Légua On rente Vin mon Toto On rente aucho. »
(Gwndoline Soublin, T(E)R:::R/IE:::R)

Scénographies du vivant : la zoopoétique en actes

Mais l’importance qu’attachent chacune des pièces de Fables aux « manières d’être vivant » des animaux et des végétaux, ne se ressent pas qu’à travers le texte : elle est aussi très présente à travers la scénographie. Ainsi, les décors de T(E)R:::R/IE:::R, de L’agneau a menti ou des Acrobates se construisent sur le même modèle : un castel-écosystème, sorte de plateau rond et à roulettes, au sein duquel le ou la marionnettiste entre. Cet espace permet aux artistes de réellement s’immerger dans un biotope qu’iels manipulent, font tourner, déplacent au gré de la pièce. Comme les marionnettes-animaux, les humain·e·s qui les animent en font partie : sont-iels, dès lors, voix narratives… ou personnages ? Un peu des deux, comme le suggèrent leurs costumes aux couleurs du biotope dans lequel iels évoluent (brun-roux pour le terrier, vert pour la pâture, bleu pour l’océan).

Une fois cette forme générale de castel-biotope posée, chaque pièce en propose sa propre déclinaison, sur plusieurs niveaux. Dans T(E)R:::R/IE:::R, des galeries rigides en carton construisent des recoins douillets, tapissés de coussins où les marionnettes et leur manipulatrice (Virginie Gaillard) vont se blottir. Pour L’agneau a menti, c’est à la fois la pâture et son sous-sol qui sont donnés à voir… tout en permettant un éloignement en hauteur, quand le vautour décolle au bout du bras de Faustine Lancel. Quant à l’océan des cachalots, il est dans Les acrobates à la fois hauts et bas-fonds, sorte d’aquarium entouré d’un tissu bleuté et transparent, dans lequel le marionnettiste (Clément Arnaud) va évoluer.

En parallèle à ce décor pensé à hauteur d’animal, les marionnettes créées par la Cie Arnica tâchent de coller au plus près avec les modes de déplacement des espèces héroïnes des pièces : leur maniabilité et le détail de leur finition (fourrures, plumes, articulations des nageoires caudales) font oublier, le temps des pièces, qu’elles ne sont pas vivantes – car peut-être le sont-elles, après tout ? Petit bijou d’inventivité, le mode de déplacement des cachalots dans Les acrobates vaut le détour : suspendues grâce à un système de fils et de contrepoids, les adultes flottent à différentes hauteurs, selon où les arrête Clément Arnaud. Se construit alors un univers en suspension, dans lequel on prend une profonde respiration avant de plonger. Seul Plume, avec son caractère fonceur, s’affranchit des filins pour évoluer de façon beaucoup plus mobile.

Ainsi, le tryptique Fables ne pense pas seulement la zoopoétique comme sujet ou comme thème ; elle le fait entrer, en actes, dans sa scénographie. Elle lui donne une dimension performative et fascinante.

Fables : réussite… et complexité

Le travail de la Cie Arnica joue donc sur différents tableaux, narratifs, scénographiques, émotionnels, scientifiques ou encore philosophiques – ce qui explique, peut-être, que le propos en soit complexe. Ce ne sont pas de simples histoires qui nous sont proposées : celles-ci, relativement faciles à cerner, drainent avec elles tout un pan réflexif et artistique qui leur donne toute leur valeur.

Cependant, que reste-t-il, face à ces approches parfois si déboussolantes (par exemple, par la forme du texte), pour un public peut-être moins familier avec ces sujets ? L’émerveillement, sans aucun doute. Car, si comme certain·e·s, parents ou enfants, on peut sortir du terrier, de la pâture ou de l’océan en ayant l’impression de n’avoir pas tout saisi, est-ce si grave ? Il sera toujours temps d’en reparler, de s’informer, d’être curieux·se, de lire, de débattre, de revoir, de rêver, d’inventer…

… de s’émerveiller, enfin, de ce monde qui nous entoure.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Fables, de la Cie Arnica, du 10 au 21 novembre 2021 au Théâtre des Marionnettes de Genève.

Textes : Gwndoline Soublin, T(E)R:::R/IE:::R ; Anais Vaugelade, L’agneau a menti ; Julie Aminthe, Les acrobates.

Mise en scène : Émilie Flacher

Avec Virginie Gaillard, Faustine Lancel et Clément Arnaud.

Avec également (meles meles), /Neomis Fodiens/, :Tyto:::Alba::, (/:nouvelautre:/) ; l’agneau, le troupeau, le vautour, le patou, la tique et la digitale ; Plume et sa famille, les rémoras, le requin-marteau et le plongeur.

https://www.marionnettes.ch/spectacle/255/fables-terrier

https://www.marionnettes.ch/spectacle/256/fables-lagneau-menti-les-acrobates

Photos : © Michel Cavalca

[1] Voir https://lapepinieregeneve.ch/collection-mondes-sauvages-une-nouvelle-alliance-pour-le-vivant/.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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