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Collection « Mondes sauvages » : une nouvelle alliance pour le vivant

« La nation iroquoise avait l’habitude de demander, avant chaque palabre, qui, dans l’assemblée, allait parler au nom du loup. En se réappropriant cette ancienne tradition, la collection “Mondes sauvages” souhaite offrir un lieu d’expression privilégié qui, aujourd’hui, mettent en place des stratégies originales pour être à l’écoute des êtres vivants. » (exergue de la collection)

Lancée en 2017 par les éditions Actes Sud, la collection « Mondes sauvages » rassemble des ouvrages rédigés par des scientifiques, éthologues, zoologistes, philosophes, biologistes, explorateur·trice·s, photographes, pisteur·euse·s… des femmes et des hommes que le monde vivant passionne. Toutes et tous envisagent les relations interdépendantes entre l’être humain et les espèces qui peuplent le même environnement que lui. En effet, en ce début de XXIe siècle, alors que la question environnementale devient un enjeu majeur, il devient urgent de nous repositionner au sein de la multitude dont nous faisons partie : nous ne sommes plus le sommet d’une pyramide que nous dominons mais constituons au contraire le maillon d’une chaîne dont la solidité ne cesse de s’éroder. À nous de ne pas la briser complètement.

Richesse du vivant

Au sein de la collection « Mondes sauvages », il s’agit pour les autrices et auteurs de mettre en évidence la richesse foisonnante du vivant ainsi que sa singularité, grâce à une approche scientifique de pointe :

« La biologie et l’éthologie du XXIe siècle atteignent désormais un degré de précision suffisant pour distinguer les individus et les envisager avec leurs personnalités et leurs histoires de vie singulières. C’est une approche biographique du vivant. En allant à la rencontre des animaux sur leurs territoires, ces auteurs partent en “mission diplomatique” au cœur du monde sauvage. » (exergue de la collection)

Parmi les volumes de la collection, certains nourrissent une réflexion large, à un niveau philosophique ou évolutifs. C’est le cas, par exemple, de Je est un nous. Enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant (Jean-Philippe Pierron), 20’000 ans ou la grande histoire de la nature (Stéphane Durand) ou de Manières d’être vivant (Baptiste Morizot). D’autres se consacrent à un animal en particulier – comme L’ours. L’autre de l’homme (Rémy Marion) ou de La vallée de l’abeille noire (Yves Élie). Certains, comme Habiter en oiseau (Vinciane Despret) se penchent sur une classe entière d’êtres vivants : ici, pour s’intéresser à la manière dont ils structurent leur rapport à l’espace et à la territorialité (autrement dit, la manière dont ils se représentent le monde dans lequel ils évoluent). Enfin, certains quittent le monde animal pour se tourner vers le végétal (Être un chêne. Sous l’écorce de Quercus de Laurent Tillon) ou le minéral (Penser comme un iceberg, par Olivier Remaud, une fascinante histoire des régions arctiques, de leurs représentations et de leur exploration). Il faudrait parler plus longuement de la collection complète ; néanmoins, j’aimerais vous parler de deux ouvrages en particulier : Le retour de Moby Dick. Ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et les hommes (François Sarano) et Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation (Vinciane Despret).

Umwelt du cachalot…

Le retour de Moby Dick constitue le premier numéro de la collection « Mondes sauvages » – celui qui lui donne le ton, en quelque sorte. Océanographe, François Sarano a travaillé comme plongeur auprès du Commandant Cousteau. Depuis de nombreuses années, avec l’association Longitude 181 qu’il a co-fondée, il étudie les populations de cachalots au large de l’île Maurice. Ses recherches mettent en évidence les relations sociales, les modes de communication et de transmission de ces géants des mers encore peu connus. François Serano se penche sur les relations que les humains ont nouées avec eux au fil du temps – notamment au cours du XIXe siècle, durant lequel l’espèce a été massacrée pour l’huile dont l’économie industrielle était si friande… Pour mieux approcher le cachalot, François Sarano essaie de le comprendre à travers son propre milieu – son propre Umwelt :

« Un hologramme sonore… une perception du monde que nous avons peine à nous représenter tant elle est différente de la nôtre. […] Nous devons garder à l’esprit que nos sens ne nous permettent d’appréhender qu’une petite partie du monde réel qui nous entoure. Cette fraction du réel est notre Umwelt, tel que le définit le biologiste et philosophe allemand Jacob von Uexküll en 1934. L’Umwelt est l’environnement ressenti grâce aux sens que nous avons développés. […] Aussi, pour comprendre le cachalot, pour entrer dans son univers, dans son Umwelt, il faut d’abord se perdre, changer de repère, oublier nos références, notre façon de percevoir l’environnement. Il faut se poser la question : “Quelle perception mentale le cachalot porte-t-il sur le monde qui l’entoure ?” La question devrait même être : “Quel sens le cachalot porte-t-il sur le monde ?” En effet, certains éthologues soulignent qu’il y a autant d’Umwelt que d’individus, car chaque individu construit le sien propre, par les actions qu’il porte sur le milieu. » (p. 32-33)

Cette approche pousse François Sarano à considérer les cachalots qu’il étudie comme des individus à part entière, avec leur sensibilité propre au monde qui les entoure. Ainsi, parmi les groupes matrilinéaires qu’il suit, le jeune mâle Eliot semble avoir un rapport particulier à son milieu : contrairement à la majorité de ses congénères, il cherche à dépasser les limites de son Umwelt. À explorer plus loin. À entrer en contact, sans autre raison apparente que la curiosité.

« Eliot n’est pas un cachalot comme les autres. Il montre une curiosité aiguisée pour le monde extérieur. Souvent, il s’approche du bateau, se couche sur le côté en surface et regarde les humains qui s’agitent à bord pour l’admirer. […] Lorsque nous sommes en plongée, c’est toujours lui qui vient nous observer. […] Si chaque cachalot développe sa personnalité, Eliot est clairement l’explorateur du clan, le Marco Polo des cachalots. » (p.105)

De quoi relativiser le caractère unique de nos propres comportements humains.

… et fictions thérolinguistiques

Si « Mondes sauvages » propose surtout une réflexion scientifique, il arrive également que la science voisine avec la fiction. C’est le cas, par exemple, avec Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, de la philosophe et psychologue Vinciane Despret. Entre invention et recherches réelles, l’autrice propose de découvrir la « thérolinguistique » – autrement dit, la linguistique des bêtes sauvages (du grec thèr). Présenté comme un recueil d’articles académiques (avec jargon, notes de bas de page et bibliographie, pour rendre l’ensemble plus crédible), l’ouvrage réunit trois études de l’Association de thérolinguistique, « une discipline scientifique majeure du IIIe millénaire qui étudie les histoires que les animaux ne cessent de nous raconter » (quatrième de couverture). On y découvre tour à tour la poésie vibratoire des araignées (sensible aux variations sonores), l’architecture cosmogonique des wombats (qui structurent leurs espaces symboliques grâce à… leurs crottes) et la communication des poulpes, qui rédigent des aphorismes éphémères grâce à leur encre.

« On se souviendra qu’avant ces découvertes de nos collègues thérolinguistes, la conception admise de la communication chez les animaux restait très primitive, pour ne pas dire totalement ignorante. Les wombats eux-mêmes pourraient en témoigner. Qu’on se rappelle, par exemple, les premières enquêtes sur les fèces, fin du XXe et début du XXIe siècle, chez le wombat commun (Vombatus ursinus) et le wombat à nez poilu du Sud (Lasiorhinus latifrons) – le wombat à nez poilu du Nord, qui ne comptait plus que quelques spécimens à l’époque de ces recherches, n’ayant, quant à lui, fait l’objet d’aucune investigation. » (p. 39)

Fiction d’anticipation… ou réalité bien actuelle ? Autobiographie d’un poulpe, en tout cas, oscille entre ces deux pôles en brouillant les pistes – jusque dans les sources scientifiques citées en bibliographie. Si certaines sont rigoureusement exactes, d’autres en revanche relèvent de la pure fiction. En adoptant cette forme hybride, Vinciane Despret donne à « Mondes sauvages » une nouvelle inflexion, pour nous plonger dans une expérience de pensée à la fois ludique et vertigineuse.

Magali Bossi

Photo : © Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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