L’écriture qui pousse #2 : Passé englouti
Bienvenue dans L’écriture qui pousse ! Aujourd’hui, vous allez découvrir un des textes produits dans le cadre de nos défis littéraires. Le défi du mois d’octobre 2020 portait le titre suivant : « Le règne animal ». L’idée ? Écrire un texte entièrement du point de vue d’un animal.
À cette occasion, Magali Bossi vous emmène dans les abysses des océans, dans un futur lointain, à la rencontre d’un géant… saurez-vous le reconnaître ?
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Passé englouti
Je lance une série de clics dans l’immensité.
Derrière moi, le clan se reforme, joyeux. Les adultes reviennent de leur plongée dans l’En-dessous – là où les rais d’eau lumineuse ne les suivent pas, où règnent le froid et le calmar géant. Un coup de caudale et elles remontent. Nos mères. Nos sœurs. Leur coda de salut rebondit sur notre peau comme les caresses qu’elles prodiguent lorsque, en chandelle, la tête en bas et nos nageoires s’effleurant, nous flottons vers le sommeil. Elles nous dépassent, rassasiées par leur chasse, mais les poumons vides d’air. De l’altitude moyenne où nous nous trouvons, nous les voyons nous dépasser. Nous les apercevons, avec nos yeux minuscules, s’enfuir vers l’En-haut toujours plus éblouissant – jusqu’à percer la voûte pour s’étourdir dans le Dehors aérien où elles inspirent, longuement. Les plus jeunes les accompagnent, tentent un jeu : après cette période de séparation, leurs clics aimants les rassurent.
Je lance d’autres appels, plus affermis. Entre deux eaux, l’image sonore développe en moi son étonnante géographie spatiale.
Ma mère est la première à redescendre d’En-haut. Je devine sa réprobation, nichée comme une proie minuscule entre ses dents. « Eliott ! » Ses clics me vrillent, inquiets. Son corps de géante modelant l’espace à sa mesure, elle se place à mes côtés. « Qu’est-ce que tu fais ? » C’est son rôle, elle est matriarche et assure la sécurité du clan. Sa mémoire, aussi. Elle se souvient du temps d’avant les mères de nos mères, où les nôtres partageaient le Dedans avec des créatures plus petites venues de par-delà l’En-haut. Pas celles dont la carène effilée nous ressemble et qui sont des Entre-Deux, des Change-Lieux apprivoisant Dedans et Dehors aussi facilement qu’on change de dents. Non – des êtres plus petits, qui nageaient en lançant des bulles étranges et n’avaient rien à faire ici, où tout commence et finit.
Eliott ? Elle s’impatiente ; je lui vocalise ma découverte. J’essaie de la rassurer, de la pousser à cliquer, elle aussi – c’est là, à quelques coups de queue. Qu’est-ce que c’est ? Rien du tout, tranche-t-elle. Nous partons. Et, dans le Dedans qui s’obscurcit au fur et à mesure que je suis les miens, mes clics dévoilent au loin un passé qui disparaît. Des formes rigides, figées, aux angles droits, aux parois plus lisses que le fond de l’En-bas ; des coulées rectilignes de pierre plus dure que la pierre ; des éclats tranchants et inorganiques, fins et transparents…
Tout un monde d’avant, dévoré par la montée des eaux.
Magali Bossi
Retrouvez tous les textes publiés dans le cadre
de nos défis « l’écriture qui pousse » ICI !
L’animal dont il était question était… le cachalot, bien sûr ! Pour aller plus loin à la découverte de ce géant : lisez sans tarder l’excellent ouvrage de l’océanographe français François Sarano, Le retour de Moby Dick, (Paris, Actes Sud, coll. Mondes Sauvages, 2017). Vous en apprendrez plus sur ce géant méconnu… et vous croiserez même Eliott, l’un des jeunes cachalots que François Sarano étudie.
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