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La rime du vide : penser la pandémie – 1ère partie

La société tourne au ralenti, les échanges sont difficiles, l’activité intellectuelle s’en ressent – mais demeure. Penser, analyser, créer : voilà ce que propose le Département de Langue et Littérature françaises modernes de l’Université de Genève. Un espace de parole et de liberté, pour dire le Covid autrement.

Covid : la rime du vide : tel est le titre de ce projet un peu particulier, mis sur pied début avril à l’initiative professeur Martin Rueff. Spécialiste de la pensée et de la littérature françaises du XVIIIe siècle (notamment des Lumières et de Jean-Jacques Rousseau), Martin Rueff est également poète. Avec ces « rimes du vide », c’est dans une aventure entre réflexion et création qu’il a lancé ses collègues d’université… Pour La Pépinière, il revient sur les débuts de ces rimes et nous donne son analyse personnelle de la situation.

La Pépinière : Bonjour, Martin Rueff. Merci de nous avoir accordé cet entretien. Tout d’abord, pouvez-vous revenir sur le nom du projet, Covid : la rime du vide ?

Prof. Martin Rueff : Bonjour. Comme toute idée d’écriture, ce projet naît de la rencontre d’une sollicitation extérieure et d’une réflexion formelle. La sollicitation est celle de la pandémie et de ses effets politiques, sociaux et moraux, qui se superposent à ce que l’on appelle aujourd’hui sans trop distinguer la « crise sanitaire ». Or parmi les effets sociaux, certains touchent à la difficulté de s’exprimer à la hauteur de l’événement.

La réflexion formelle naît d’une lecture : celle d’un très bel article que le critique Jean Starobinski consacra jadis à Baudelaire[1]. Cet article s’intitulait les rimes du « vide » et portait sur le poème « Horreur sympathique ». Baudelaire y travaille les rimes du mot « vide » : « livide », « avide » et « Ovide ». Starobinski offre un très beau commentaire de ce sonnet. Il m’a semblé intéressant de constater qu’en français, en vertu de la différence des rimes masculines et féminines[2], « Covid » ne rime pas avec « vide ». C’est donc plutôt une rime vide, ou vidée, qu’une rime du « vide ». D’où le titre de la rubrique : Covid : la rime du vide. Disons que la rime plonge ici dans le vide et qu’elle y retourne.

La Pépinière : Le vide comme moteur, en somme. Ce vide serait-il celui que fait naître la situation pandémique ?

Prof. Martin Rueff : Le projet, paradoxal, naît d’un constat de non coïncidence. Il ne s’agit pas d’embrasser le Covid avec naïveté, pour sombrer dans le nombrilisme béat de ces salonniers de la maladie qui écrivent leur journal de confinement avec un plaid sur les genoux face à l’horizon bleuté des monts.

Dans Le Courrier en date du 24 avril, Benjamin Hoffman dénonçait : « la position privilégiée de celui qui a le loisir de se coucher sur le papier ne fait l’objet d’aucun retour critique »[3]. Il poursuivait : « le reproche complémentaire qu’on peut adresser à ces journaux publiés sur le vif : la curieuse cécité dont ils font preuve au sujet des avantages dont jouissent leurs auteurs. Avoir le loisir de retirer à la campagne pour se mettre à l’abri, en profiter pour se cultiver soi-même et cultiver son jardin, transformer cette catastrophe collective en un prétexte à l’épanouissement personnel, revient à faire peu de cas de la souffrance des autres, ceux qui continuent à travailler dans l’intérêt général comme ceux dont les conditions matérielles de confinement sont pénibles ». On ne saurait mieux dire. C’est pourquoi on n’a pas demandé à nos collègues de nous offrir leur journal de confinement, ni de s’exprimer directement sur l’actualité. Le choix est diamétralement opposé : il s’agit de parler d’une œuvre pour se mettre à distance de soi – la lecture d’un texte, d’une image, d’une œuvre. Le monde des œuvres comme écran entre soi et l’expérience directe. Un tel écran permet aussi le partage.

La Pépinière : Ainsi, offrir un tel espace est aussi l’occasion de se questionner sur le sens de ce que nous vivons collectivement – et sur la possibilité de penser ce sens ?

Prof. Martin Rueff :  Certes, il y avait là une conviction : si le Covid fait naître toutes sortes de propos (souvent vagues et plats), illustrant par là-même que les brèves de comptoir survivent à la disparition des bars, si le langage s’est vidé encore un peu plus (il n’est que d’écouter les mensonges ou les contradictions des politiques), il n’est pas vrai pour autant que le seul discours autorisé soit celui de la science. La crise est politique et sociale, c’est aussi une crise du sens. L’idée d’offrir un discours du sens n’apparaît ni insensée, ni déplacée donc. L’intellectuel, et l’universitaire qui a des exigences intellectuelles, sait parler de ce qu’il connaît – nous nous sommes donc tournés vers eux. Ce n’est pas très original. C’est simple et nécessaire.

En outre, la littérature est une expérience du langage. Les littéraires ne se contentent pas de chercher à comprendre ce que les écrivaines et les écrivains ont bien pu vouloir dire dans le contexte de leur histoire. Ils essaient de saisir ce qui fait parler ces écrivaines et ces écrivains, et comment, dans ce qu’ils disent, leur expérience du langage peut les emporter.

Propos recueillis par Magali Bossi

La suite de l’entretien est à retrouver ICI.

Infos pratiques :

Covid : la rime du vide, sur https://www.unige.ch/lettres/framo/actualites/les-rimes-du-vide/.

Photo : Le Balcon (Manet).

[1] L’article date de 1975 et se trouve repris dans La Beauté du monde, Paris, 2016, p. 389-405.

[2] Ndlr : Contrairement aux rimes masculines, les rimes féminines se terminent par un e caduc – c’est-à-dire un e muet : ainsi, « vide ». « Covid », au contraire, s’achève sur une consonne ; c’est donc une rime masculine.

[3] Ndlr : voir https://lecourrier.ch/2020/04/23/ecrire-pour-donner-voix-aux-autres/.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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