La plume : critiqueLa plume : littérature

La rime du vide : penser la pandémie – 2ème partie

La société tourne au ralenti, les échanges sont difficiles, l’activité intellectuelle s’en ressent – mais demeure. Penser, analyser, créer : voilà ce que propose le Département de Langue et Littérature françaises modernes de l’Université de Genève. Un espace de parole et de liberté, pour dire le Covid autrement.

Covid : la rime du vide : tel est le titre de ce projet un peu particulier, mis sur pied début avril à l’initiative professeur Martin Rueff. Spécialiste de la pensée et de la littérature françaises du XVIIIe siècle (notamment des Lumières et de Jean-Jacques Rousseau), Martin Rueff est également poète. Avec ces « rimes du vide », c’est dans une aventure entre réflexion et création qu’il a lancé ses collègues d’université… Suite de l’entretien que le prof. Martin Rueff nous a accordé, dans lequel il nous livre son analyse personnelle de la situation.

La Pépinière : Il reviendrait donc aux chercheurs en littérature et, plus largement, en sciences humaines, de penser eux aussi la situation sanitaire ?

Prof. Martin Rueff : Penser la situation sanitaire ? Votre question m’inspire trois types de réactions.

D’abord cette situation donne beaucoup à penser : sur la démocratie, les relations entre société et État, mais aussi sur les mœurs. Ce qui se passe est si vaste qu’il faut bien des compétences pour en prendre la mesure. Mais il reste que la pensée est confrontée aussi à des attitudes, des comportements, des propos qui s’inscrivent dans nos vies, dans notre quotidien, dans notre intimité. Pourquoi ne pas faire appel à nos outils pour mesurer ce qui se passe ? On peut par exemple lester les mots, leur redonner du sens, lutter contre leur démonétisation. Un exemple ? Bien des hommes politiques ont mobilisé le lexique guerrier pour expliquer la situation. Les historiens et les politologues se sont insurgés : la guerre est une chose, une pandémie en est une autre.

Un très grand philosophe français, Claude Lefort, est l’auteur d’un livre important : Écrire (à l’épreuve du politique). La parenthèse compte – on pourrait en étendre la portée : écrire à l’épreuve des temps présents. Et sinon quoi ? Or ici, il est frappant que les descriptions (du moins celles qui circulent et auxquelles on a un accès facile) sont pour le moins décevantes – mécaniques, grandiloquentes, violemment à côté de la plaque. Beaucoup de penseurs autorisés ressortent des clichés, des vieilles grilles d’interprétation, des mots excessifs qui cachent le désarroi. On nous dit : « c’est un événement sans précédent, plus rien ne sera comme avant » ou, au contraire : « c’est un coup monté », ou « il ne se passe rien ». Et encore : « le monde d’après n’aura plus rien à voir avec le monde d’avant » et enfin : « tout sera comme avant ». Ce tintamarre est stérile. Il faut s’y mettre.

S’y mettre ? S’y mettre ensemble, s’y mettre de manière attentive, prudente, mais résolue et sans frilosité. Il est insupportable d’entendre des privilégiés soutenir qu’il est trop tôt pour penser le présent. Quelle erreur ! Il est heureux pour nous que nos prédécesseurs ne se soient pas rendus coupables des mêmes excès de pusillanimité. C’est Kant ici qu’il faut citer, dans un merveilleux passage de Qu’est-ce que les Lumières ? :

« Il est donc difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature. Il en est même arrivé à l’aimer, et provisoirement il est tout à fait incapable de se servir de sa propre intelligence, parce qu’on ne lui permet jamais d’en faire l’essai. Les règles et les formules, ces instruments mécaniques de l’usage rationnel, ou plutôt de l’abus de nos facultés naturelles, sont les fers qui nous retiennent dans une éternelle minorité. Qui parviendrait à s’en débarrasser, ne franchirait encore que d’un saut mal assuré les fossés les plus étroits, car il n’est pas accoutumé à d’aussi libres mouvements. Aussi n’arrive-t-il qu’à bien peu d’hommes de s’affranchir de leur minorité par le travail de leur propre esprit, pour marcher ensuite d’un pas sûr.

Mais que le public s’éclaire lui-même, c’est ce qui est plutôt possible ; cela même est presque inévitable, pourvu qu’on lui laisse la liberté. Car alors il se trouvera toujours quelques libres penseurs, même parmi les tuteurs officiels de la foule, qui, après avoir secoué eux-mêmes le joug de la minorité, répandront autour d’eux cet esprit qui fait estimer au poids de la raison la vocation de chaque homme à penser par lui-même et la valeur personnelle qu’il en retire. »

Que le public s’éclaire lui-même : une telle confiance tire des larmes.

La Pépinière : Cette démarche s’inscrirait-elle ainsi dans un souci plus large accordé à la vulgarisation du travail académique, auprès du grand public ?

Prof. Martin Rueff : Je crois que depuis l’accès massif au savoir sur internet, la question de la vulgarisation n’a plus du tout le même sens. Le schéma de la vulgarisation tel qu’il se déploie entre Bayle et Kant repose sur la conviction qu’il y a d’un côté le savoir et de l’autre l’ignorance, et que le savoir va libérer les ignorants aliénés. Un tel schéma a montré ses limites et nécessite toutes sortes d’aménagements, car aujourd’hui la source ininterrompue de nouvelles transforme l’information.

Regardez l’actualité : sur les questions les plus urgentes du Covid-19, nous sommes abreuvés d’informations, mais tout le monde reconnaît vivre dans la plus grande confusion, dans le brouillard le plus dense, dans un brouhaha assourdissant. Inutile de songer à une hypothèse de complot pour se rendre compte que la quantité d’informations qui circulent étouffe le jugement et paralyse la sensibilité. C’est à la politique de la vulgarisation qu’il faut penser.

Il faut comprendre que l’université ne parle plus à un public qui sait ne pas savoir ce que savent les enseignants et sait savoir autre chose, mais souvent à un public qui croit mieux savoir que l’institution et qui a des preuves de son savoir sous la main, quand ce ne sont pas les pseudo-preuves d’un pseudo-savoir. Tous les professeurs ont vécu la situation de se voir objecter un fait ou un argument par une étudiante ou un étudiant qui regardait internet pendant le cours. Ou l’université relève ce défi ou elle va à l’encontre de sérieuses difficultés.

La Pépinière : Parlons un peu pratique. À qui s’adresse cette démarche ? Comment se présente-t-elle ? Quel.s public.s cherche-t-elle à toucher – et par quel.s biais ?

Prof. Martin Rueff : Dans un premier temps, il s’agit d’une démarche interne : les contenus sont diffusés par le serveur de l’Université et ce sont des collègues qui contribuent librement à alimenter notre espace vide. Dans les faits, nous avons demandé à des collègues de nous proposer des réflexions « critiques » à partir des objets qui leur semblaient dignes d’intérêt pour mettre le présent à la bonne distance. Les réponses à disposition sont formidables : belles, fraîches, inventives. Ce sont de petits formats, auxquels on peut accéder via le site de l’université : à peine quelques minutes transmises par mp4 ou par power-point commenté. « A modest proposal », pour citer Jonathan Swift[1].

La Pépinière : Pour conclure cet entretien, diriez-vous que les humanités (au sens le plus large) ont un rôle à jouer pour penser la crise actuelle – non seulement le confinement, mais également le « monde d’après » ?

Prof. Martin Rueff : « Facultés d’humanités », « Faculté des Lettres » : jamais autant qu’aujourd’hui leur nécessité n’aura été aussi sensible. Elles doivent ici se saisir de cette opportunité, avec la plus grande humilité et la plus grande résolution. S’il est vrai que la crise est aussi bien une crise politique et morale qu’une crise sanitaire, alors il faut réfléchir collectivement sur les conditions politiques et morales de la crise.

Ces réflexions ne peuvent se faire sans que soit pris en compte l’ensemble des attentes sur ce que doit être une société juste, attentive au sort des plus vulnérables, soucieuse de l’avenir des démocraties, intraitable sur l’usage du sens critique. Claude Lefort, toujours lui, soutenait que les démocraties sont construites autour d’une « colonne absente ». La rime du vide du Covid est l’écho gigantesque qui entoure cette colonne absente.

Propos recueillis par Magali Bossi

Le début de l’entretien est à lire ici.

Infos pratiques :

Covid : la rime du vide, sur https://www.unige.ch/lettres/framo/actualites/les-rimes-du-vide/.

Photo : Le Balcon (Manet).

[1] Ndrl : Jonathan Swift, A Modest Proposal For preventing the Children of Poor People From being a Burthen to Their Parents or Country, and For making them Beneficial to the Publick, publié anonymement en 1729.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Une réflexion sur “La rime du vide : penser la pandémie – 2ème partie

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *