Les réverbères : arts vivants

La vie de couple, une entreprise bien laborieuse

La Cie Sixième Art présente Une laborieuse entreprise à l’Étincelle – Maison de Quartier de la Jonction. On retrouve dans ce texte d’Hanokh Levin tout ce qui fait son talent : rire, bouleversement et réflexion plus profonde. Un drôle de miroir qui nous est tendu.

Une nuit, Yona Popokh (Vincent Jacquet) se réveille, pris de panique et au bord de l’arrêt cardiaque. Cette fois, il n’en peut plus : il faut rompre et partir. Le voilà qui réveille son épouse Leviva (Sophie Broustal) en renversant le lit. Sortie abruptement de son rêve, elle ne comprend pas grand-chose à la situation. Tous les prétextes sont invoqués par Yona : l’ennui dans ce couple, l’absence de vie sexuelle, le destin, les rêves de Leviva qu’il ne supporte plus… S’ensuit une longue joute verbale entre les deux, où les pires atrocités ressortent. Jusqu’à l’arrivée de Gounkel (Jean-Jacques Rouvière), ce voisin un peu envahissant venu chercher une aspirine et récupérer le chapeau qu’il avait prêté à Yona voilà une dizaine d’années. À moins qu’il ne soit simplement à la recherche d’un peu de compagnie. Tout va alors être bouleversé.

Un jeu très vivant

La plume d’Hanokh Levin est acérée à souhait dans cette tragi-comédie. Dans cette pièce écrite au vitriol, il nous fait passer du rire au choc en un instant, et ceci à de nombreuses reprises. Comment, dès lors, mettre en scène ces mots, sans tomber dans l’excès ? La mise en scène de Vincent Jacquet parvient à trouver les bons moments sur lesquels appuyer, en insistant sur la tournure de certaines phrases à l’effet comique marquant ou, au contraire, qui a le don de surprendre. Combien de fois se dit-on que ce Yona est détestable et que sa femme ne mérite pas d’entendre des mots aussi violents ? Fort heureusement, elle finit par bien le lui rendre ! L’apport de la musique, jouée live en fond de scène par Jean-Jacques Rouvière, est également à souligner. Certaines répliques ont ainsi été mises en chanson, créant un petit refrain qui met en avant certains passages. On perçoit aussi la tension dramatique à travers certaines notes, ou l’emballement du tango quand Leviva fait tout pour éviter la fuite de son mari. Tous ces éléments apportent un certain équilibre à une pièce qui pourrait vite partir dans tous les sens.

Car il faut bien le dire, le texte semble ne pas tenir en place, avec son rythme extrêmement soutenu, on fuse dans un sens ou dans l’autre, changeant d’état sans arrêt. En une fraction de seconde, nous voilà passé·e·s du comique au morbide, d’une phrase drôle à une réflexion grotesque, de la sincérité la plus profonde à une immonde mauvaise foi, du rire au choc, voire aux larmes… Le jeu des comédien·ne·s est ainsi plein de mouvements : l’un·e des deux protagonistes semble ainsi toujours bouger, que ce soit pour s’habiller, faire sa valise, ranger quelque chose, chercher de l’eau dans le frigo, rassurer l’autre… Comme s’iels avaient tant à dire que la parole ne suffisait pas, et que l’énergie accumulée par la colère, la tristesse ou le choc, devait bien sortir d’une manière ou d’une autre.

On notera également les nombreuses interactions avec le public. Peut-on parler ici de métathéâtre ? Sans doute, dans la mesure où les adresses aux spectateur·ice·s sont nombreuses : Yona anticipe les réactions de sa femme et nous les dévoile quelques secondes avant, quand cette dernière ne se plaint pas en aparté… Ces adresses ont également une dimension plus métaphorique : les deux protagonistes se disent qu’ils jouent devant les esprits de leur famille, et devant Dieu, comme si tout le poids du passé collectif était présent et venait à les juger. Iels n’hésitent d’ailleurs pas à les prendre à parti quand l’autre dit quelque chose qui leur déplaît. Le jeu entre les deux se fait ainsi tout en conflit et en complicité, à l’image de la relation de Yona et Leviva. On soulèvera toutefois comme petit bémol l’arrivée du personnage de Gounkel, dans une attitude presque animale, qui nous rappelle celle d’un reptile dans ses mouvements. Peut-être aurait-il gagné à être un peu moins caricatural ? Quoiqu’il en soit, on s’y habitue, à mesure que son côté grotesque s’atténue. Et puis, il fallait bien marquer l’impertinence de ce personnage que Yona et Leviva adorent détester, mais dont ils ne peuvent tout de même pas véritablement se passer…

La difficulté de la vie de couple

Dans le couple formé par Yona et Leviva, la routine s’est donc installée, et iels ne savent pas comment s’en sortir. Alors, comme beaucoup face aux difficultés, Yona envisage la fuite. C’est peut-être la morale de cette histoire : fuir n’est elle pas la solution de facilité quand la vie ne nous épargne pas ? Le propos est à l’image de nos actions humaines : pour ne pas faire face, on préfère mettre de côté, esquiver… Bien souvent, pour reprendre pied face à la réalité et l’affronter pour trouver des solutions, il nous faut un électrochoc externe. Celui-ci est incarné par Gounkel. Et c’est sans doute pour cela que Yona et Leviva cherchent à se débarrasser de lui sur le moment, tout en lui laissant l’occasion de revenir : iels n’ont pas envie de l’affronter, mais savent que, tôt ou tard, il faudra le faire.

La relation qu’iels entretiennent avec Gounkel nous rappelle d’ailleurs le couple formé par Raymond et Huguette dans la sitcom Scène de ménages : tous deux n’arrêtent pas de s’écharper, de se chercher, de dire qu’iels ne se supportent plus lorsqu’iels ne sont que tous les deux. Mais dès que quelqu’un débarque, qu’il s’agisse d’un démarcheur, d’un petit neveu ou d’un voisin encombrant, iels s’allient pour s’en débarrasser. Gounkel ne les aiderait-il donc pas, de ce point de vue, à retrouver un semblant de complicité ?

Au final, Une laborieuse entreprise, derrière sa dimension comique et plein d’énergie, nous apporte aussi quelques réflexions plus profondes. Et si, au lieu de fuir devant ce qui semble être insurmontable, on n’essayait pas plutôt de se rappeler pourquoi on est ensemble ? Une vie de couple est forcément faite de hauts et de bas, l’idylle n’est pas là tous les jours. Il faut l’accepter, vivre avec les désaccords, mais aussi se dire que, si le couple dure depuis si longtemps, c’est bien qu’il y a une raison là-derrière. Et s’il fallait que l’histoire se répète pour entretenir la flamme ?

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Une laborieuse entreprise, d’Hanokh Levin, du 3 au 13 avril 2024 à l’Étincelle – Maison de Quartier de la Jonction.

Mise en scène : Vincent Jacquet

Avec Vincent Jacquet, Sophie Broustal et Jean-Jacques Rouvière

https://my.weezevent.com/une-laborieuse-entreprise

Photos : ©Cie Sixième Art

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *