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Les « Murder Ballads » revisitées par Kristine Potter

La photographe américaine imagine la série Dark Waters. Au cœur de l’Amérique sudiste, elle parcourt des lieux naturels liés à des féminicides. Il se retrouvent dans les Murder Ballads, chansons narrant le meurtre de femmes. Certaines furent reprises par le rocker australien Nick Cave. Beauté et horreur cheminent ensemble.

Saluée par le Grand Prix Images Vevey en pleine pandémie (2020), Kristine Potter, installée à Nashville, berceau de la musique country, a réalisé Dark Waters. Entre étangs, petites routes de campagne, forêts et portraits gothiques de femmes fantômes, elle investigue des sites de féminicides rattachés aux Murder Ballads. Des chansons de brutalités et violences contre les femmes aux tonalités musicales country souvent douces et velourées, rock et blues.

Dernières ballades

« Ce sont des chansons aux mélodies souvent belles qui évoquent un homme tuant une femme de manière brutale et inattendue. Le meurtrier la laisse généralement au cœur d’un plan d’eau ou parfois dans la forêt. La raison de ces meurtres est généralement que l’infortunée est enceinte et que l’enfant n’est pas voulu. Elle peut aussi être est une maîtresse assassinée parfois sans raison apparente. Ou a regardé un autre homme, voire ne se résignait pas au mariage, Ces assassinats trahissent une forme d’emprise pathologique sur le féminin », explique Kristine Potter en entretien.

Dark Waters, ce sont une une série, un moyen-métrage et un livre. Qui interrogent les archétypes et manifestions de la violence extrême innervant la culture populaire masculine du Sud des États-Unis imaginés par l’Américaine Kristine Potter. Les ballades meurtrières, un genre captivant et obscur de la musique folk traditionnelle, principalement issu de la culture anglo-saxonne, narrent des crimes, souvent inspirés de vérités historiques ou de mythes locaux.

Elles immergent l’auditeur dans les abysses de la psyché humaine, traitant de motifs comme la jalousie, la vengeance et la tragédie. Nées en Europe durant le Moyen-Âge, ces ballades ont gagné en popularité au Royaume-Uni et aux États-Unis au cours du XIXe siècle. Une ballade typique déroule une trame narrative linéaire : présentation des personnages, développement du conflit, commission du crime et, fréquemment, une résolution morale ou le châtiment du coupable.

Narration simple

Typiquement, une Murder Ballad, souvent basée sur des événements réels suit une structure narrative simple : introduction des personnages, exposition du conflit, passage à l’acte criminel, et souvent une conclusion morale ou une punition du meurtrier. Sur le plan sociologique, les Murder Ballads servent plusieurs fonctions. Elles agissent comme des avertissements ou des leçons morales, souvent renforçant des normes communautaires ou des valeurs éthiques. En outre, elles peuvent être vues comme des expressions de catharsis collective, permettant aux communautés de gérer collectivement des émotions telles que la peur, l’angoisse, et le deuil.

Toutefois, les Murder Ballads ne sont pas sans controverses. Leur représentation souvent graphique de la violence, et particulièrement celle contre les femmes, soulève des questions éthiques importantes. Leur popularité persistante peut aussi être vue comme une glorification problématique du crime et une banalisation de la souffrance.

Déclinaisons létales

Première partie en compagnie de portraits noir-blancs de femmes vêtues comme à l’époque coloniale. Dans des postures qui défient la caméra, elles semblent revenir d’un au-delà pour hanter les mémoires, leurs assassins, voire nos vies. Les modèles qui posent devant son objectif sont parfois des amies de la photographe.

En témoigne l’une d’elles, semblant torsader ses cheveux comme si elle ressortait de l’étang devenu son linceul, où l’a jetée son compagnon après l’avoir suppliciée et tuée. À travers son regard noir, impitoyable, on retrouve alors un goût pour les films fantastiques traversés de revenantes. Sous l’image, la légende mentionne Knoxville Girl. La chanson est signée Charlie Louvin qui l’enregistra à 79 ans dans un studio de Nashville en 2007. Un titre qui connut de multiples versions depuis sa création en 1925 par Arthur Tanner. La version filmée en studio par Kristine Potter dans son moyen métrage, partie intégrante de l’exposition, est impressionnante de tristesse et de calme à exécuter le meurtre malgré les supplications de la victime.

La seconde partie de Dark Waters dévoile des bois et forêts suivant ici de paisibles pêcheurs, là s’attachant de jeunes adolescentes en promenade pointant les frondaisons. Un bébé en langes est porté au-dessus de l’eau noire. Cela avec le principe de l’eau-miroir à l’œuvre. L’esthétique s’inspire de la tradition de la photographie de paysages américaine. Voici des lieux-dits aux noms évocateurs tel L’Étang du viol. Il s’agit d’« une composante narrative comprenant personnes, objets ou événements saisis près de l’eau, comme répondant à l’énergie des sites. Ma réflexion sur le jeu entre le visible et l’invisible a beaucoup à voir avec l’expérience d’être seule au bord d’une rivière dans une zone forestière, en particulier dans le Sud. On ne peut ainsi rarement voir très loin devant soi. Et les chemins sont sinueux et tortueux. Il n’est pas du tout inhabituel de tomber sur quelqu’un de façon inattendue. Il existe un potentiel d’interaction humaine – et peut-être de violence – dont il faut être consciente à tout moment. Surtout et c’est triste à dire en tant que femme », relève la photographe.

Atmosphère lynchienne

Pour Stefano Stoll, le directeur d’Images Vevey et de L’Appartement, lieu d’expositions photos en gare veveysane, la question ici posée est la suivante: « Comment les violences faites aux femmes durant les processus de colonisation du Sud des États-Unis imprègnent encore tant la culture que les paysages américains? »

Pour son film d’inspiration lynchienne, l’artiste met en scène, au filtre de son noir et blanc charbonneux, les sets de plusieurs musiciens country folk interprétant dans un bar imaginaire des Murder Ballads. Le rocker australien Nick Cave leur a consacré l’entier d’un album dans les années 90 avec la collaboration de Kylie Minogue et PJ Harvey qui avaient partagé sa vie. Mais aussi Johnny Cash. Ces reprises modernes peuvent parfois adoucir les aspects les plus brutaux des histoires originales ou les adapter pour souligner des thèmes modernes comme l’injustice sociale ou les relations interpersonnelles toxiques.

Ces ballades macabres ont aussi été passées par des artistes femmes, Dolly Parton considérée comme la reine de la musique country en tête, dans une perspective d’empowerment au féminin. Il existe aussi des versions inversant les rôles. C’est le mari violent qui meurt occis par la sororité féminine révélant la noire ironie du genre des Murder Ballads. Prenez le titre Goodbye Earl des Chicks. Le récit suit deux amies d’enfance qui joignent leurs efforts afin de mettre définitivement un terme aux agissements de l’époux violent de l’une d’entre elles.

« Nombre de femmes tuées dans ces chansons le sont en forêt. Avant d’être abandonnées sur place ou dans le lit de rivières. Les raisons de ces meurtres sont que la compagne est enceinte, a regardé un autre homme ou ne voulait pas se résoudre au mariage. Ou toute manière d’être hors du contrôle et de l’emprise du meurtrier », souligne Kristine Potter.

Revanche symbolique

L’ultime titre a été écrit pas son interprète, Jim Lauderdale. Il y dépeint les femmes victimes de ces chansons revenues hanter leurs bourreaux, « un chant vengeur », selon Kristine Potter. Marquée par un rythme paisible et une étrange beauté, l’une des plus tristement fameuses de ces Murder Ballads est la sinistre Knoxville Girl. Un homme se promène avec une femme qu’il bat à mort alors qu’elle le supplie. Puis jette son cadavre à la rivière. Il est incarcéré à vie  « parce que j’ai assassiné cette fille de Knoxville, la fille que j’aimais si bien », chante-t-il. Ou le supposé amour à mort.

Le personnage meurtrier de ce titre avoue son crime, sans tenter de s’excuser de son acte : « Elle tomba à genoux,/En criant et en suppliant,/ »Oh Willie, chéri, ne me tuez pas ici,/Je ne suis pas prête à mourir »/Elle n’a plus jamais dit un mot,/Je l’ai seulement battue encore et encore,/Jusqu’à ce que le sol autour de moi,/ de son sang soit taché. /je l’ai prise par ses boucles blondes/et l’ai trainée encore et encore/Puis je l’ai jetée dans la rivière/ qui traverse la ville Knoxville/… fille de Knoxville/Aux yeux sombres et levés au ciel…/Tu ne seras jamais ma fiancée. »

Ces paroles sont imprimées dans ce qui fait office de gazette de l’époque en version bilingue au cœur de la salle dédiée à l’exposition au cœur de L’Appartement, espace géré par le Festival Images Vevey dans la gare de la cité vaudoise et en anglais dans livre catalogue de Dark Waters. Kristine Potter le reconnait : « Certaines de ces chansons sont aujourd’hui assez obscures, alors que d’autres sont largement jouées. J’ai été fascinée par leurs paroles de sévices et meurtres – comment peut-on chanter de pareils textes ? Et puis j’ai réalisé que ce n’était pas si étrange après tout. Il suffit de regarder toute la violence contre les femmes à la TV et au cinéma. Nous profitons de la mort des femmes depuis très longtemps. Je pense que c’est plus troublant et choquant dans une chanson aux paroles explicites. »

Enquête photographique

Si le dispositif impressionne par sa mise en espace, le travail s’inscrit dans une approche classique convoquée pour l’investigation photographique. Elle alterne portraits et images documentaires de lieux mémoriels ou plutôt suggestifs, ajoutant des éléments de fiction. Que l’on songe aux réalisations plus complexes dans leur narration de la romande Virginie Rebetez – Out of the Blue autour d’une jeune disparue aux États-Unis. On peut aussi songer à la photographe catalane Laia Abril, photographe archiviste des violences faites aux femmes (Lobismuller, Feminicides).

Selon son éditeur, Dark Waters « évoque et exorcise à la fois le sentiment de menace et d’inquiétude auquel les femmes sont souvent confrontées lorsqu’elles évoluent dans le monde. L’auteure Rebecca Bengal propose une nouvelle évocatrice qui souligne le sentiment d’anxiété et d’inquiétude que Potter insuffle à chacune de ses images. » L’artiste convoque photographie et film pour « créer une structure narrative qui entre et sort de la réalité, des faits, du récit et de la mythologie ». Ceci afin que le spectateur et la spectatrice « remette en question ce qui est réel, séduisant et effrayant. » Abyssale et dérangeant.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques et références :

Kristine Potter, Dark Waters. L’Appartement-Espace Images Vevey, Vevey. Jusqu’au 14 avril. https://www.images.ch/espace/

Kristine Potter, Dark Waters, Delpire&co, 2024.

Photos : © Kristine Potter

https://www.delpireandco.com/produit/dark-waters/

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