Les histoires de l’art d’Eric Jeanmonod

Alors que le printemps est désormais bien là, le Théâtre du Loup nous emmène prochainement dans sa nouvelle création : Nos histoires de l’art. Avec cette question immense et insondable en toile de fond : l’art, c’est quoi ? Entretien avec Eric Jeanmonod, concepteur du spectacle.

La Pépinière : Eric Jeanmonod bonjour, et merci de nous recevoir. Je lisais dans le dossier de presse que cette dernière création des fondateurs et fondatrices du Loup s’apparente à une sorte de conférence théâtralisée sur les visions de l’art et les artistes. Comment est venue cette idée ?

Eric Jeanmonod : Je ne sais pas si c’est ce qu’il y a de plus intéressant, mais je veux bien le raconter parce que ça complète le tout. Ça fait déjà plus de deux ans que j’y pense. Mais la première idée, heureusement que ce n’est pas ça qu’on fait, parce que c’était assez conceptuel et littéraire. Je voulais parler d’art, mais uniquement à travers des citations d’artistes, des définitions de l’art par les artistes, ou des penseurs, qui auraient montré la complexité de la chose et le fait qu’il y a autant de définitions de l’art qu’il y a, comme je l’ai dit dans le dossier, d’artistes sur terre. J’en avais déjà réuni une centaine. Elles auraient dû être introduites toutes – c’était une petite coquetterie – par un verbe synonyme de « dire », mais on n’aurait jamais eu la même chose. « Machin pense que », « machin prétend » « machin assène » « machin sussure » « machin… ». J’avais déjà fait ma liste ! Mais cette idée, je ne l’avais pas inventée. C’est Valère Novarina qui a fait ça avec le concept de Dieu. Il a fait un texte, avec 300 définitions de Dieu, qu’il a agencées lui-même et qui montrent aussi la complexité du concept. Mais pour l’art, je me suis dit que ça allait être un truc conceptuel, que ce serait un peu sec. Donc, j’ai cherché à mettre de la chair dans tout ça et j’ai amené ces personnages dans un parc public, pour qu’eux nous parlent d’art. C’est plus théâtral et charnel. C’est donc une série de personnages qu’on pourrait croiser dans le Parc des Bastions, mais qui parlent d’art et qui connaissent leur sujet. Ils n’ont pas tous les mêmes artistes préférés. Mais en fait, derrière tout ça, c’est un peu ma playlist, des artistes qui m’inspirent depuis longtemps, ou récemment : il y a des gens que j’ai découverts il y a six mois ou un peu plus. Je pense à une artiste new yorkaise que personne ne connaît quand on en parle.  Le but, c’est d’avoir une grande gamme ; je vise vraiment l’éclectisme. C’est un peu comme au Théâtre du Loup : on est un théâtre vraiment éclectique et je trouve que cet hommage à l’art doit l’être aussi. Ça ressemble à ce que je pense moi. Donc ce n’est pas complètement chronologique : on commence par les plus anciens, avec un papyrus égyptien, datant de 950 ans avant Jésus-Christ. Et on finit avec du contemporain, mais entre deux, ça zigzague çà et là. On à la Renaissance flamande, le baroque, les impressionnistes…

La Pépinière : L’histoire, vous le disiez, prend place dans un parc, avec vraiment cette idée que les gens vont se parler. Vous évoquez une idée d’utopie aussi, dans le dossier de presse.

Eric Jeanmonod : Le fait qu’ils parlent d’art plutôt que d’être dans leur portable, je trouve que c’est une belle utopie. Moi j’aime bien que ça soit un peu étrange dans le théâtre. Ici, le truc étrange, c’est que ces personnages ne font pas ce qu’on attend d’eux exactement. Ils parlent de Niki de Saint Phalle, ils parlent de machin, de trucs, et puis ils rebondissent l’un sur l’autre, ils ne sont pas toujours d’accord. C’est presque comme dans la vie : on n’est pas très loin d’une plausibilité de la chose. Mais il faut mettre ça en scène : ils ne vont pas tous commencer en même temps. C’est ce qui se passe au final : on distille un peu les apparitions. Au début, il n’y en a que deux, ça commence avec une conversation. Et ils sont huit au final, mais les deux derniers n’arrivent qu’au bout de 30 minutes. Les pauvres, ils vont attendre. (rires). On ne dira pas où, c’est une surprise.

La Pépinière : Nos histoires de l’art, c’est un spectacle en famille, au sens propre comme au sens élargi, avec la grande famille du Loup ?

Eric Jeanmonod : Oui, il y a ma famille biologique : mes filles m’ont dit que si je montais ce spectacle, elles voulaient en faire partie ! Il y a aussi Thierry Jorand, c’est un peu la famille, je le mets très souvent dans mes spectacles. Mael Godinat, qui va faire la musique, en a fait un ou deux aussi, comme Le bar sous la mer. Adrien Zumthor avait fait – c’était il y a au moins vingt ans – un spectacle tout public où il jouait l’enfant. C’était un enfant kidnappé par des brigands. Ça s’appelait Une histoire de brigands. Il avait neuf ans. Et maintenant, il a fait son chemin, il est jeune comédien, il a fait l’école de Lyon…

La Pépinière : Au niveau du la construction du spectacle, il s’agira de douze séquences. C’est un choix, ou ça s’est imposé comme ça?

Eric Jeanmonod : C’est parce que je ne pouvais pas en mettre cinquante (rires) C’est un peu un crève-cœur, parce qu’il y a plein d’ autres artistes, dont j’aurais voulu parler. Ça s’est fait un peu au coup de cœur. Et puis il y a des gens aussi, de presque tous les continents : il y a un Africain, il y a les Égyptiens… Je voulais que ça ouvre des perspectives. Il y a des hommes et des femmes, ça c’était important. Donc, douze, c’est un minimum, et si j’en avais mis plus, ce serait un spectacle de trois heures. Là, on va faire 1h35, je pense que c’est bien. Je crois que ça sera plaisant ! Ce n’est pas vraiment une conférence, c’est quand même plus que ça, on joue avant tout. Mais ce sera un objet un peu étrange, qu’on n’a pas vu souvent.

La Pépinière : Comment vous le décririez ?

Eric Jeanmonod : C’est bien ça la difficulté. (rires) Il faut 1h35 pour le comprendre, alors le raconter en 120 secondes, comme les deux Vincent – ils sont forts les deux ! – moi, je ne sais pas faire ça ! (rires)  Comment le décrire ? Si je dis que c’est une conférence, j’ai peur que ça fasse peur, qu’on se dise que ça va être ennuyeux. Et puis cours d’histoire de l’art aussi… Quoique… J’ai fait les arts déco et j’avais un prof d’histoire de l’art dont j’adorais les cours. J’en ai un souvenir lumineux. Quand quelqu’un est passionné par le sujet qu’il aime… C’est un des thèmes qu’on développe : en art, il faut presque être en amour avec son sujet pour bien le traiter. À un moment donné, on fait une séquence là-dessus, parmi tant d’autres. On parle aussi de l’art politique qui dénonce le racisme par exemple ; il y a l’art au plus près de son sujet ; il y a l’art Résilience, avec un enjeu vengeur. Il y a de tout !

La Pépinière : Et au niveau du décor, ça va aussi rappeler l’art ? J’ai lu qu’il y aurait une partie en peinture, avec des images projetées aussi ?

Eric Jeanmonod : Il est encore en chantier, mais je peux vous montrer. (On se déplace dans la salle, et Eric me montre le décor). Mais vous n’en dites pas trop dans l’article, je veux que ce soit une surprise ! Donc le rideau, très graphique, sera d’abord fermé, et quand ça s’ouvre, on arrive dans ce parc. La plus grande partie du décor est peinte, avec quelques éléments qui donnent une accroche. Et au fond on a cette grande toile où on peut projeter. J’aime bien aussi que le sol soit traité, qu’il ne reste pas noir, comme on le voit souvent au théâtre.

La Pépinière : Pour en revenir au choix des artistes présentés, vous me disiez que ça marche beaucoup au coup de cœur ?

Eric Jeanmonod : Absolument, mais comme je vous l’ai dit, il y en a tellement que je pourrais en choisir douze autres tout de suite et puis faire la deuxième partie. On aurait pu mettre Joseph Beuys, Markus Raetz dans les contemporains, Matisse… C’était difficile de se restreindre, mais je voulais vraiment éviter que ce soit lourd ou trop long. Et il y a des petits moments qui agrémentent, avec trois, quatre chansons, qui n’étaient pas prévues dans mon plan. C’est une proposition des comédiens. Ça marche bien avec l’équipe. Il y a des moments de création collective, où ils me remettent beaucoup en question. Ça discute, mais c’est chouette ! (rires) Et puis il y a des fois, quand je tiens à quelque chose, ben je m’accroche, et on voit les morceaux auxquels je tiens, alors que d’autres fois je me dis qu’on pourrait faire autrement, que ce n’est pas si important que ça. Par exemple, les copains trouvaient qu’il y avait beaucoup d’informations avec ces citations. À un moment donné, j’en avais encore trente. Maintenant, il doit en rester une quinzaine, mais c’est important pour qu’on voie quand même la multiplicité. Puis ça nous permet de passer d’un artiste à l’autre. Telle citation fait penser à tel autre artiste. Pour passer d’un sujet au suivant, il fallait toujours un petit pont, une charnière, qui ne sont pas toujours du même ordre. Mais on a fini par trouver toutes les transitions.

La Pépinière : Enfin, concernant les images, sous quelle(s) forme(s) seront-elles montrées ?

Eric Jeanmonod : Il y a 110 images et quelques vidéos, notamment chez les artistes contemporains, avec plein d’arts différents qui sont convoqués. Ça donne ça (il me montre alors des extraits du texte) : à chaque fois, on a les images pour savoir de quoi on parle. Les comédiens apprennent leur texte, mais ils savent qu’ils parlent là-dessus. Ça, par exemple, c’est Louise Bourgeois. Là, on passe du contemporain à Artemisia Gentileschi. Ici on a Monet. D’ailleurs, je n’avais pas prévu ça, mais on tombe pile sur le 150^ème anniversaire de ce tableau, Impression, soleil levant ! C’est le tableau qui a donné son nom au mouvement impressionniste. Un peu péjorativement d’ailleurs. Et c’est resté le nom !

La Pépinière : Merci beaucoup, et on se réjouit de découvrir ce beau spectacle !

Propos recueillis par Fabien Imhof

Infos pratiques :

Nos histoires de l’art, conçu par Eric Jeanmonod, du 19 avril au 5 mai 2024 au Théâtre du Loup.

Mise en scène : Eric Jeanmonod

Avec Mael Godinat, Thierry Jorand, Juliette, Lola et Rossella Riccaboni, Adrien Zumthor, Emil et Léon Zurn

https://theatreduloup.ch/spectacle/nos-histoires-de-lart/

Photos de répétition : © Claire Chiavaroli