L’absurdité en allant vers le pire
Du 6 au 18 mai prochain, La Dolce Compagnie se produira au Théâtre du Galpon avec Échouer encore. Échouer mieux. Dans le cadre d’un partenariat avec le Théâtre, nous avons pu nous entretenir avec Iria Díaz, porteuse du projet, pour en comprendre la genèse et le processus de travail.
Échouer encore. Échouer mieux. Le titre du spectacle reprend une citation de la deuxième page Cap au pire, de Beckett, duquel s’inspire la pièce. Dans ce texte écrit huit ans avant sa mort et pas destiné au théâtre au départ, l’auteur écrit sur l’exténuation. Avec une extrême économie de mots – il en utilise à peine 500 différents environ – il parvient à décrire toute la profondeur de ce sentiment. Procédant au contraire de ce qu’on a l’habitude de lire, il reprend tous les éléments d’un récit (personnages, décor, intrigue, sentiments…) et décide de les décrire de moins en moins bien. Disons-le même : de pire en pire ! À travers cet ouvrage, Beckett tente de faire une non-œuvre. Un projet qui, par essence, est voué à l’échec. Cap au pire, pour marquer cette notion de continuité, débute et se clôt par ce même mot : « Encore ». Comme un éternel recommencement, pour aller vers le pire. Mais aussi pour dire qu’il y avait déjà quelque chose avant, dont on ne sait pas vraiment de quoi il s’agit. Alors, Beckett dit, situe les personnages et le décor, raconte, avec de nombreux verbes à l’infinitif et des phrases particulièrement courtes, souvent nominale. Avec cet axiome qui résume l’ouvrage : dire, c’est mal dire, les mots ne pouvant exprimer les idées dans leur plus pure essence.
Trois figures de l’échec
Dans Cap au pire, Beckett construit trois figures, dont on sait par sa biographie qu’elles sont le reflet de lui-même ou de certains de ses souvenirs. Pourtant, à la lecture de cette œuvre courte, on ne peut vraiment s’en douter. Ces trois figures s’effacent petit à petit, ne laissant rien de ce qui en faisait des personnes. À commencer par cet homme, que Beckett décrit dans différentes positions, comme une marionnette qu’il manipule et corrige sans cesse. Petit à petit, il devient femme, comme si on n’avait jamais véritablement su qui était ce personnage, qui finira d’ailleurs comme une ombre. Le second personnage est en fait un duo, composé d’un vieil homme et d’un enfant. Devenant au fur et à mesure du texte une seule ombre, ils représentent une forme de souvenir qui devient de plus en plus évanescent. Enfin, la troisième figure est celle de la tête de l’auteur, reposant sur des mains atrophiées, une position dans laquelle Beckett était d’ailleurs souvent représentée. Cette tête évoque le cerveau de l’auteur, dont les éléments disparaissent petit à petit.
Ces figures, donc, sont de moins en moins bien décrites, chaque page étant une correction de la précédente, jusqu’à ôter tout ce qui fait de ces figures des personnes. Cap au pire, difficilement classable entre nouvelle, roman et essai, est qualifiée par Iria Díaz de « sorte de poème » : de nombreuses figures de style émaillent le texte, entre allitérations et épanorthoses. Avec ce procédé, Beckett exprime tout le fil de sa pensée, laissant ce qu’on effacerait habituellement. En ce sens, il ne nous épargne rien, « écrivant au rythme de la pensée », comme le dit si bien Iria Díaz. Cap au pire est également empli de digressions qui le mènent ailleurs. C’est cette logique qui a donné l’idée à la metteuse en scène de faire jouer ce spectacle par des clowns.
Mettre en lumière les ratages
Contrairement aux acteur·ice·s, les clowns montrent sur scène tous leurs ratages, et s’en nourrissent même pour exprimer leur art. Comme dans le texte de Beckett, rien de ces étapes de travail ne nous est épargné. Sur scène, on perçoit tout ce qui peut les décentrer de l’action, toutes les émotions crées en elles et eux, tout leur monde intérieur qui se dévoile à nos yeux. À la manière de l’auteur irlandais, la figure du clown nous permet d’entrer dans des temporalités auxquelles on n’aurait normalement pas accès. À la manière des clowns, Beckett se décentre d’ailleurs du sujet : son œuvre semble être constituée d’une seule voix qui pose des questions à elle-même, y répond, comme ce qui se passe souvent dans notre tête, sans qu’on ne le verbalise à haute voix.
Pour mettre en scène cet échec répété vers le pire, la figure du clown comme procédé absurde s’est donc imposée naturellement. Car, dans Échouer encore. Échouer mieux. il est question de cela, d’absurde et d’une forme d’altérité. C’est l’âme-même du clown : il ne fait jamais exprès, mais évolue dans une logique hors de la norme. Il a beau rater, il continue, fait rire, crée un nouveau sens, un nouveau chemin. En ce sens, il « rate mieux ». Becket, dans Cap au pire, cherche à aller au bout du pire, tout en montrant l’impuissance des mots à dire ce qu’on veut dire. Ce constat résonne aussi avec l’actualité : on n’a pas tiré les leçons du passé, et l’Histoire se reproduit, sans s’améliorer, en allant parfois même vers le pire. Alors, la figure du clown vient poser cette question fondamentale : vaut-il mieux utiliser son intelligence pour créer des bombes ou pour faire rire ? La réponse, évidente, ouvre à une nouvelle logique, tout en nous rendant plus humain·e·s. L’art permet de soutenir les plus faibles. Or, le clown est souvent considéré comme une sorte de « maillon faible », et en ce sens il s’inscrit parfaitement dans le propos sous-entendu par Beckett.
Dans le cirque de la vie
Au plateau, les trois comédien·ne·s que sont Clara Brancorsini, Joan Ramon Graell Gabriel, Sara Uslu, incarnent les trois figures traditionnelles des clowns circassiens : le clown blanc, l’auguste et le contre-pitre. Le premier représente une sorte de figure d’autorité, de sérieux, il est en quelque sorte le leader du trio ; tandis que le second est le clown par excellence, celui dont la maladresse fait rire ; enfin, le dernier incarne la puissance artistique, en jouant des rôles variés, avec une grande fantaisie. Dans Échouer encore. Échouer mieux. le clown blanc se casse la figure dès le départ, illustrant cette difficulté à construire, à créer. Dans la même logique que l’œuvre de Beckett, il y a ainsi quelque chose d’absurde à les voir au plateau, mais quelque chose fait sens pour eux. À l’image de l’absurdité de l’existence : on donne un sens à nos vies à travers ce qu’on aime. De cette manière, les clowns sont amenés à habiter l’absurdité et à vivre avec.
Dans son écriture, Beckett s’est notamment inspiré de l’Enfer de Dante et du Roi Lear de Shakespeare. Il y fait beaucoup référence, notamment à travers les figures qui deviennent des ombres, ou l’image du pêcheur agenouillé. La structure interne du spectacle s’inspire d’ailleurs également de l’enfer, avec ses neuf cercles, représentés par différentes actions. On dit, on voit, on commence à rater, les choses s’empirent, on disparaît, jusqu’à l’absorption. Cette dernière action ne représente pas forcément la mort, mais plutôt un passage de l’autre côté. Comme le dit Dante, la meilleure manière d’échapper à l’enfer, c’est d’y entrer. Et au bout de cet enfer glacé, loin de l’imaginaire chrétien, il y a ce passage vers un autre côté, avec une forme de catharsis. Avec la figure du clown, cela se traduit par l’humour et le rire. Ce rire qui est aussi très présent dans les poèmes de Shakespeare, qui s’amuse à rire du pire. Loin d’être sombres, le texte de Beckett et le spectacle imaginé par Iria Díaz et son équipe tentent de profiter de chaque instant avec humour, alors que le pire est inéluctable.
Une création au plateau
Dans le processus de création, tout a été fait cercle par cercle. Chaque jour, Iria Díaz présentait à l’équipe un nouveau cercle, auquel tout le monde réfléchissait en faisant certaines propositions, de manière à avancer progressivement et former au final un tout complet. Le décor rappellera celui du cirque, avec sa piste centrale en forme de cercle et ses gradins autour. L’idée d’intégrer le cirque dans le théâtre vient de Michel Faure, qui signe les lumières et la scénographie du spectacle. On y apercevra les restes de quelque chose qui n’est pas terminé, avec ces morceaux de planches et cette enceinte qui grésille, tout en gardant ce rapport frontal au public, cher au théâtre. Ce choix du cirque découle du fait qu’une partie du spectacle se déroule véritablement dans un cirque. Joan Ramon Graell Gabriel est acrobate au départ, et a également pratiqué la magie. C’est avec sa collaboration que l’idée de proposer des numéros de cirque de plus en plus ratés est née. Beaucoup de propositions ont été faites, et on retrouvera finalement les claques, indissociables des clowns, ainsi que des références à d’autres numéros connus ou à des œuvres de Beckett. Sans en dire plus, on évoquera la présence d’un escabeau, comme dans Fin de partie, ou encore une chanson qui rappelle Oh les beaux jours. Iria Díaz nous précise d’ailleurs que tout reste accessible, même si on ne connaît pas les références : elle ne veut surtout pas créer un spectacle élitaire. Ce qui compte, comme avec la littérature, c’est l’expérience que l’on vit. Et si celle-ci est propre à chacun·e, c’est aussi ce qui fait l’universalité de l’art.
Sur scène, on ne sera donc pas surpris·e de retrouver de nombreuses chutes – d’où la présence, aussi, des deux gradins en fond de plateau – avec tout le paradoxe qu’elles comportent, dans la maîtrise du ratage dont les clowns sont si friand·e·s. Pour que tout fonctionne, il a donc fallu travailler sur le rythme, afin de ne pas tomber dans la bouffonnerie ou une dimension destructrice. C’est ce rythme qui créera l’effet de surprise et le comique. Car le clown, comme tout être humain, veut bien faire, mais rate. En cela, cette figure raconte une grande part de notre humanité. Ces échecs successifs font aussi partie du processus de création : il a fallu beaucoup tester, rater, reprendre, pour parvenir au résultat. Parfois, une heure et demie de travail a été nécessaire pour un résultat de moins de cinq minutes sur scène. Un travail minutieux dont on ne se rend pas forcément compte, et qu’Iria Díaz compare à ces films en stop-motion.
Vastitude de distance
La langue de Beckett est également très musicale, car très rythmée. Sur scène, il faut donc donner matière à ces mots, créer des nouveaux sens, tout en jouant sur les non-sens. Pour ce faire, la lumière et le son ont aussi un rôle prépondérant à jouer. Par exemple, un flashback est ainsi amené par un effet de lumière imaginé par Michel Faure, tandis que Fred Jarabo fait grésiller la vieille enceinte qui demeure au plateau, de manière à impacter les clowns et les déconcentrer de leur objectif. Chaque élément a donc sa partition, et influence la narration de cette histoire.
Le son construit également cette impression de vastitude, de manière à modifier l’espace et créer une expérience nouvelle au sein du public. À travers tous ces éléments, et c’est là-dessus que s’est conclu notre entretien avec Iria Díaz, il s’agit de montrer que Beckett n’était pas qu’un auteur sombre, mais qu’il utilisait également beaucoup l’humour. Non pas, comme beaucoup, pour édulcorer ou pallier les difficultés. Au contraire, il se montrait particulièrement lucide face à l’inéluctabilité du pire qui nous attend toutes et tous. Pour lui, cet état de fait et l’humour ne s’opposent pas : ils cohabitent, et en ce sens, l’auteur n’épargne rien, ne cherche pas à cacher, en développant l’humour dans toute sa dimension existentialiste, tragique, et pourtant drôle à la fois. Une réflexion que l’on tentera de représenter aussi sur scène.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Échouer encore. Échouer mieux., librement adapté de Cap au pire de Samuel Beckett, du 6 au 18 mai 2025 au Théâtre du Galpon.
Conception, dramaturgie et mise en scène : Iria Díaz
Accompagnement à la dramaturgie et à la mise en scène : Isabelle Vesseron
Avec Clara Brancorsini, Joan Ramon Graell Gabriel, Sara Uslu
Scénographie et lumière : Michel Faure
Costumes et accessoires : Marion Schmid
Création sonore : Frédérique Jarabo
Communication et presse : Audrey Croisier
Administration : La Dolce Cie
https://galpon.ch/spectacle/echouer-encore-echouer-mieux/
Photos : ©Audrey Croisier