Les réverbères : arts vivants

Lâcher-prise avec The King

Du 10 au 20 mars, le 7e étage du Théâtre Saint-Gervais se transforme en lieu d’écoute, lieu d’expérience méditative où les mots et les notes résonnent. Laissez-vous porter par la voix de Jean-Louis Johannides et la guitare de Vincent Hänni, avec Un jeune homme trop gros.

Tout commence en 1935, quelque part – au bord du fleuve, dans l’état du Mississipi… ou en 2022 à Genève, couché·e sur un matelas moelleux.

En poussant la porte de la salle, nous pénétrons dans un autre temps, un autre espace. La scène disparaît derrière de drôles de formes blanches, aériennes et douces : des marshmallows géants, gonflés comme des ballons et empilés de ci, de là. Leurs arrêtes arrondies révèlent le manche d’une guitare (d’un rouge métallique), la tête d’un micro, un coin de lutrin… Avec l’impression de flotter dans ce décor un peu nuageux, on s’installe. Placement libre, ce soir ; on nous laisse le choix : qui sur une chaise… qui sur une sorte de futon rembourré, un coussin derrière la tête. Ce sera le matelas. On s’y assoit et on ôte ses chaussures, tant le dispositif appelle à se mettre à l’aise. Et puis, on se couche calmement. Dans la pénombre de l’avant-spectacle, on aurait presque envie de fermer les yeux. Mais, déjà, ils entrent en piste : Jean-Louis Johannides et Vincent Hänni, comme deux stars de rock’n’roll.

Le King, au futur antérieur

Tout commence donc quelque part, en 1935 – au bord d’un fleuve, je l’ai déjà dit. C’est là que naîtra le garçon, dans un village bordé par les eaux, où l’orage menacera. Il ne s’appellera pas encore le King, le public ne criera pas encore son nom ; il sera un garçon ordinaire, un garçon un peu triste qui aimera chanter, qui deviendra apprenti boulanger, qui deviendra livreur… qui deviendra chanteur. Il connaîtra la gloire, il amassera des fortunes. Il collectionnera les ours en peluche, achètera une immense maison pour sa mère. Il aimera des femmes et il sera seul. Il sera applaudi et il sera seul. Il deviendra gourmand et il sera seul. Il mourra. Seul.

Cette histoire, c’est celle d’Elvis Presley, le « roi du rock’n’roll » comme on le surnommait. En 1978, l’écrivain belge Eugène Savitzkaya prend la plume pour raconter son destin, dans un roman paru aux éditions de Minuit et intitulé Un jeune homme trop gros. Jamais il n’écrira le nom d’Elvis ; son héros sera « le garçon », « le gosse », « le jeune homme ». Mais le destin d’Elvis va sourdre à chaque page, à chaque mot – dans chaque verbe conjugué au futur. Car la particularité du récit de Savitzkaya, c’est d’adopter le futur pour raconter une vie déjà achevée. Ainsi, Elvis atteint l’immortalité, figé à jamais dans un futur qui, pourtant, est déjà antérieur.

De l’art du lâcher-prise

La lecture-performance proposée par Jean-Louis Johannides et Vincent Hänni tient en tout point de l’expérience – celle d’un lâcher-prise. Il s’agit, pour nous qui sommes là, sur une chaise ou un matelas, d’accepter, de simplement exister. Se laisser porter par les mots, le débit de la voix, le rythme des phrases. La respiration, parfois, ou alors les silences. Se mettre en situation d’écoute, réellement, et pas en faisant semblant comme trop souvent. Pour peu que l’on accepte le dispositif, on commence à se laisser flotter ; le destin du garçon commence alors à se dessiner en nous. Il n’est pas seulement porté par la voix de Jean-Louis Johannides. La musique de Vincent Hänni lui donne corps, tout autant que l’environnement sonore tissé depuis la régie par Thierry Simonot. Des accords planent avec lenteur, sur une réverbération hypnotique… avant d’adopter la pulsation sourde du blues ou celle, plus rapide, d’un vieux rockabilly. Les boucles musicales s’enchaînent, se superposent ; les mélodies répondent aux bruitages – poulailler, tac-tac régulier d’un train, atmosphères aquatiques des étangs… Elles rebondissent sur les contours immaculés d’une maison de poupée, d’une boîte à musique et d’un minuscule paquet d’allumettes, seuls éléments de décor (en dehors des marshmallows) qui seront présents sur scène : dans ces maquettes à tailles multiples, conçus par Benoît Renaudin, nous verrons évoluer le garçon, héros de notre histoire. Mis·e·s en situation d’écoute, nous fermons les yeux par intermittences ; nous rejoignons un univers intérieur nappé de blanc, où la lumière des spots (verte, bleue, rose, dorée – toujours douce) crée de nouveaux paysages. Ainsi nous flottons, au gré des chapitres qui s’enchaînent, de cette lecture qui, sans s’imposer à nous, nous propose au contraire d’être partie-prenante de sa mise en œuvre…

… en lâchant prise, tout simplement.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Un jeune homme trop gros, d’Eugène Savitzkaya, du 10 au 20 mars 2022 au Théâtre Saint-Gervais.

Les 13, 17 et 19 mars : lecture de Fraudeur (autre texte de Savitzkaya), à l’issue de la pièce.

Mise en scène : Jean-Louis Johannides, en collaboration avec Mathias Brossard

Avec Jean-Louis Johannides (jeu) et Vincent Hänni (musique)

https://saintgervais.ch/spectacle/un-jeune-homme-trop-gros/

Photos : © Carole Parodi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé. Elle aime le thé et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Présidente de l’association La Pépinière, elle est responsable de son pôle Littérature. Docteure en lettres (UNIGE), elle partage son temps entre un livre, un accordéon - et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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