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Madeleine(s) de Proust : Les Carottes Sont Cuites

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Elias Abderrazio vous présente une Madeleine de Proust. Comment rendre vivant un souvenir ? En passant par un « embrayeur sensoriel » – autrement dit, quelque chose qui se mange, se boit, s’écoute, se touche ou se sent… et qui nous plonge dans notre mémoire. Accrochez-vous : vous allez frémir… Bonne lecture !

* * *

Les Carottes Sont Cuites

Retenus dans la froide cellule du maniaque depuis près d’une semaine, Carole, Caroline, Carlo et Corentine remuent aussi bien qu’ils le peuvent leurs matière grises afin de trouver une sortie à ce sombre cauchemar. Difficile, dans le noir le plus total, encore plus dans le brouhaha de voix, de langue et de fréquence différentes des autres détenus placés dans les compartiments supérieurs. Par chance, les quatre malheureux se sont retrouvés entassés les uns sur les autres, de sorte que leurs crânes rasés se touchent réciproquement. Depuis leur arrivée dans ce compartiment, ils ont maintes et maintes fois été remués par la Main qui en profitait pour attraper au passage un détenu, parfois même tout un groupe, afin de le faire disparaître dans une grande lumière aveuglante. Décidé à tirer parti de leur situation communicante, Corentin martèle à ses compagnons le plan qui leur a permis de survivre jusqu’ici :

  • Si on la voit pas, elle nous voit pas. Si on la voit pas, elle nous voit pas. Si on la voit pas, elle nous voit pas, dit Corentin, fidèle croyant drilliste[1].

Carlo, à chaque phrase de son compère, est pris de flashbacks où la Main semble se rapprocher de lui, jusqu’à ce qu’il éructe :

  • On est tous foutus, tu l’as toujours pas compris ?!

Corentin, en fidèle croyant de la doctrine du drill, poursuit calmement :

  • Si on la voit pas, elle nous voit pas. Si on le voit …
  • Va dire ça à Carlos, coupe sèchement Carlo, avec la rage de celui qui a perdu un frère.
  • Allons, Carlo, garde espoir ! dit Caroline, toujours là pour fédérer la troupe, ça pourrait toujours être pire !
  • Oh oui ! fuse Carole, qui en a vu des vertes et des pas mûres durant sa longue vie. Comme on dit, vaut mieux se retrouver dans un trou froid que dans un trou tiède !

À peine ces paroles de réconfort formulées que la porte s’ouvre, et la lumière inonde les ténèbres de la cellule. Le silence se fait. Aveuglés, les quatre malheureux sentent seulement la rugosité des crânes des uns et des autres, jusqu’à ce que, à cette sensation, se surajoute celle d’une étreinte, puis d’un soulèvement si rapide et léger qu’à peine leurs yeux accommodés à cette lumière nouvelle, les voilà allongés côte à côté sur un grand plancher en bois massif. Carole et Corentin sont face à une tour métallique courbée, depuis laquelle des gouttes d’eau fuient à intervalles réguliers. Carlo et Caroline, eux, sont dans le champ de vision de leurs deux camarades de galère, mais ont les yeux tournés dans la direction opposée, emplis de terreur. Après quelques longues secondes de commotion, leur silence glacé craque lorsque Carlo balbutie :

  • La Main, la Main…

Instantanément fauché par la Main, son cri s’évapore dans les funestes hauteurs, trois craquements grondent dans l’air et la tête de Carlo atterrit à l’endroit précis où elle se trouvait, sans le reste de son corps.

Crrrrt, crraatt, brout brout brat, tric tric trut trut, scr scr, rrr rr gloug gloug, entend-on, comme sorti d’une bouche crépitant dans l’air.

  • Si on la voit pas, elle nous voit pas. Si on la voit pas, elle nous voit pas. Si on la voit pas, elle nous voit pas… s’obstine Corentin, balançant entre ferveur et horreur.
  • Tout va bien se passer. Si on la voit pas, elle nous voit pas. Tout va bien se passer… scande Carole, rejoignant Corentin en chœur dans une rengaine pathétique.

Caroline, elle, reste muette. Abasourdie par la tête gisante de Carlo, sa vue se trouble : est-ce donc cela, la carotide ? Son ouïe est saturée : les incantations de ses camarades remplissent le vide de son esprit, tout va bien se passer, si on la voit… Je la vois ! Elle arrive ! Faites que ce soit Corentin, faites que ce soit Corentin, faites…

Coupée dans ses pensées troubles, Caroline est brusquement saisie par le bas du corps. S’en suivent des cris stridents et de longs bruits de lames griffantes. Après une dizaine de secondes infernales, la Main repose Caroline à sa place initiale. Corentin et Carole, tournés dans la direction opposée, n’entendent que les gémissements étouffés et saccadés de Caroline, qui deviennent de plus en plus aigüs jusqu’à un soudain coup de couteau, qui tranche net Caroline. Un deuxième coup, tout aussi net, résonne dans le bois. Un troisième s’ensuit, plus grossier ; Caroline et Carlo entendent le craquement de l’ustensile, retiré avec violence. Au total, pas moins d’une douzaine de coups se sont abattus sur Caroline, que l’on n’entend à présent plus.

Je mange les étoiles de la terre, plus généreuses que l’orange crépuscule, au jardin familial, on court, dans l’odeur de la terre arrosée. Elles sont habillées de leurs robes vertes et poussiéreuses, on les rafraîchit, on gomme leurs saletés, on caresse leurs peaux ridées, on arrache leurs robes d’été, on croque l’avant et on craque le derrière, entend-on résonner d’une bouche méticuleuse et appliquée. La Voix s’éloigne.

  • Si on la voit pas, elle nous voit pas. Si on la voit pas, elle nous voit pas. Si on la voit pas, elle nous voit pas… entonnent désespérément Corentin et Carole, qui n’ont rien vu du spectacle et emploient chaque fibre de leurs corps à ne pas croiser des yeux la Main.

Jusque-là, leur plan les avait permis de survivre : il faut continuer à le suivre, même si c’est dur, même si c’est triste, la philosophie du drill nous éclaire dans les voies…

  • Waaah, hurle, au milieu des jérémiades de Corentin, Carole qui refuse de croire que son tour est arrivé, mais qui ne peut que sentir les doigts de la Main s’enrouler autour de son crâne rasé.

À son tour, Carole est tirée vers les funestes cieux. Cependant, son dernier salut tarde à venir. À la place, des bruits de métal s’entrechoquant brinquebalent ; une sorte d’interlude perçant et saccadé au concert horrifique qui s’en suit : aux basses le son rugueux et régulier du frottement entre la chair et le métal, aux aigus les cris de douleur de Caroline en decrescendo. Un son pâteux et un ultime soupir concluent ce morceau. Comme pour ses prédécesseurs, sa tête est remise à sa place initiale – ou finale, c’est selon –, juste devant Corentin qui réalise enfin l’horreur du spectacle qui l’entoure.

Une chair de pierre, un soleil de terre, le mot le plus craquant, le mot le plus croquant, les écraser, rien de mieux quand on est crispé, incante la Voix, se promenant au milieu des bruits d’eau, de métal et de feu.

Corentin ne comprend rien à ces mots obscurs, mais ils lui rappellent la voix du Semeur, le doux printemps qui l’a vu prendre racine au sol et faire son trou dans le grand terreau de la vie. Puis il se souvient de la première fois qu’il a croisé la Main, la manière dont elle l’a arraché de sa terre natale, par les cheveux. Au même moment, la Main le saisit par le corps, mais Corentin n’est absolument pas surpris, il revit déjà cette scène. Il se rappelle à présent du grand bain, puis de la coupe de ses cheveux, à raz. Simultanément, la Main passe Corentin sous la tour métallique, de laquelle jaillit soudainement de l’eau. Il est rincé, frotté. Cela lui rappelle la sensation des corps rugueux des malheureux avec qui il a été entassé, et à quel point il avait rêvé d’une bonne douche fraîche. Enfin, la Main l’installe verticalement dans un grand bassin métallique contenant près d’une centaine de corps verts noyés au fond. La chaleur est insoutenable, l’eau remue, elle essaie de s’échapper elle aussi. Ainsi installé, Corentin fait enfin face à la scène sur laquelle s’est jouée ses derniers moments. Il voit le soleil pâle, tout en haut et au centre de la pièce, suspendu au-dessus de l’autel de la Main. Sa vue s’embrume mais il distingue la tour métallique, et à côté d’elle la grande planche en bois, où les têtes de Carlo, Caroline et Carole restes plantées, béantes. Corentin ne sait pas s’il est pris d’hallucination, mais il ne peut nier qu’à sa gauche se trouve un récipient contenant ce qui s’apparente à de la chair en charpie. Noyé dans les méandres de son esprit échauffé, il sent son corps fondre sous la chaleur, s’effondrer sous la pesanteur, et se retrouve malgré lui plongé, la tête et le corps entier, dans le liquide brûlant de ce bassin infernal. En fidèle drilliste, il s’efforce à percer le secret de la vie, de sa mort, et tente coûte que coûte de garder les yeux ouverts, malgré le feu qui le pénètre, malgré l’opacité de cette eau ténébreuse, malgré la vue de centaines de visages verts fripés… mais il défaillit complètement lorsqu’il aperçoit, au milieu des bulles d’air et d’eau brûlantes, le corps de Caroline virevolter en rondelles. Corentin croit perdre connaissance lorsqu’il sent quatre pics traverser son dos, et il se croit arrivé dans l’au-delà lorsqu’il se sent tiré en haut, hors de l’eau. Son cauchemar se termine enfin lorsqu’il lâche son dernier souffle, mort de terreur devant le visage géant lui faisant face et le sourire plein de chaire rouge, blanche et orange qui se rapproche, jusqu’à disparition.

Les carottes sont cuites ! s’exclame joyeusement la Voix.

Elias Abderraziq

Ce texte est tiré de la volée 2021-2022, animée par Magali Bossi et Natacha Allet.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : © PublicDomainPictures

[1] La philosophie du Drill repose sur trois piliers : la persévérance, la circularité et la répétition. Elle s’inspire de l’histoire de Vys et Tunevys, le Couple Originel qui a nourri de ses enseignement les esprits en friche sous terre et engendré les formes de vie pleines et stables sur Terre. On qualifie de drilliste tout fidèle du Drill.

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