Les réverbères : arts vivants

L’aide sociale en question

À la racine de Welfare, monté et adapté par la Française Julie Deliquet, il y a le documentaire éponyme de Frederick Wiseman plongeant en 1973 son regard de cinéma-vérité au cœur des bureaux de l’aide sociale à New York. Offrant une théâtralité bienvenue au film, la pièce est un docu-fiction sans fard de la bureaucratie et des interactions entre fonctionnaires et bénéficiaires.

En notre époque de tours de vis successifs visant les personnes sans emploi ou sans revenu assuré, la vision de Welfare est une piqûre de rappel sur certaines réalités, inégalités et détresses sociales qui ne cessent de croitre face à la hausse du coût de la vie couplée à la prédation de grands groupes économiques menaçant le filet social.

Théâtralité de l’Absurde

Le choix scénographique de Julie Deliquet d’un gymnase décati, symbole pouvant ramener à la crise sanitaire, ouvre sur une réflexion plus large. Elle porte sur la précarité et les systèmes d’aide sociale, soulignant la pertinence et la continuité des luttes contre l’exclusion. Pour mémoire, les premiers films de Frederick Wiseman sont de sagaces sismographes des inégalités, injustices, violences, et conditionnements sociaux. Il aborde l’éducation pour High School (un lycée à Philadelphie, Pennsylvanie en 1968), la santé au détour d’Hospital (l’hôpital central new yorkais de Manhattan) et la justice avec Juvenile Court en 1972 – le tribunal pour enfants de Memphis et Shelby County dans le Tennessee).

Welfare est hanté par l’univers de l’attente infinie, déceptive. Elle dessine ici le chemin annoncé de la mort volontaire par pendaison pour l’un des protagonistes de ce huis-clos social et métaphysique, M. Hirsh (Zakariya Gouram) : « J’attends depuis cent vingt-quatre jours, depuis que je suis sorti de l’hôpital, j’attends quelque chose… Godot. Mais vous savez ce qui s’est passé dans l’histoire de Godot. Il n’est jamais venu. Voilà ce que j’attends. Quelque chose qui ne viendra jamais. », lâche-t-il.

Laissé·e·s-pour-compte

Le film puis la pièce abordent les problèmes de logement, de chômage, de maltraitance chez les Américain·e·s le plus pauvres. Un couple à la dérive. Elle (Elzbieta Zimmerman) se dit épileptique, lui (Larry Rivera) porteur d’un certificat médical. Ensemble ou séparés, toxicomanes ou non, c’est la recherche de nourriture et d’un toit. Avec les modestes chèques de l’assistance sociale à la clef.

En habit militaire, un vétéran du Vietnam (Vincent Garanger) se désespère des papiers qu’il brandit pour la pénultième fois. Il dit s’être fait tabasser par des Noirs. Et la haine raciale d’infuser dans un mécanisme démonté par un officier de sécurité noire chargé de contenir les débordements de personnes à cran, à bout. Un jeune Afro-Américain (Lenny Fox) ne veut pas quitter sa chienne, l’un des éléments qui compromet son entrée de survie à l’hôtel ou dans un logement de provisoire.

Négociation

Dans une période clairement pré-informatique, cette improbable Cour des Miracles voit défiler des êtres taraudés par la faim, les manques et la quête d’un toit. La pièce comme le film suit différents cas et parcours de vie, mettant en avant les défis et les dilemmes auxquels sont confrontés des individus en quête d’aide financière. Et leur obligation de continument négocier leur survie en exposant leur cas, parfois à des variantes contradictoires.

Est-ce que tout le monde ment ?, ainsi que l’avance le personnage du Docteur House dans ls série tv éponyme ? C’est loin d’être assuré. Les personnes composent plutôt avec un système souvent kafkaïen et labyrinthique, paradoxal et contradictoire. Mais pas forcément inhumain. Ainsi, le superviseur du Bureau d’aide sociale (Sam Ross) réaffirme le crédo de croire les gens qui s’adressent aux services sociaux.

Toutefois un système de vérification, d’enquête et de validation est bel et bien en place. Même s’il apparait lacunaire. Avec Julie Deliquet, nous sommes dans le registre du docu-fiction qui ne craint pas l’irréalité – une actrice blanche historique, Évelyne Didi, incarne une mère noire. Et partant, le spectacle se révèle souvent éloigné des formes du théâtre néo-documentaire des artistes suisses Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) et Milo Rau.

Gymnase social

En été 2023, à la Cour d’honneur avignonnaise qui n’avait jamais évoqué les mécanismes et procédures de l’aide sociale depuis la création du Festival, puis à La Comédie cette année, se déploie un gymnase fiché d’une sorte d’antenne d’accueil social temporaire sous pandémie. La pièce cherche son nord entre fidélité textuelle au documentaire et transfiguration dramatique grâce à des interprètes puissamment engagé·e·s et inspiré·e·s. Distendu·e·s par leurs positions au plateau, les protagonistes, métamorphosent la densité initiale des propos tendus.

Cette tension entre deux pôles apparemment irréconciliables fait que les dialogues originels s’en trouvent dramaturgiquement renouvelés. L’un des traits essentiels des réalisations de l’Américain, l’importance des monologues y est mise en relief, nuancée. De petits ballets somatiques et muets s’associent à une vraie pause de travail. Celle-ci est le prétexte à une poignante et drôle fraternisation entre des êtres que leur commune humanité entre laissé·e·s-pour-compte et des fonctionnaires aux prises avec un système loin d’être univoquement kafkaïen.

Une partie de basket, puis le chant d’un demandeur d’aide sociale s’inspirant du célèbre programme d’une tv privée consacré à la chanson et à la danse Afro-Américaine, Soul Train. À l’image d’une musicienne guitariste percussionniste façon Stomp, ce sont des éléments ajoutés au film par Julie Deliquet. Eléments dont chacun·e est libre d’estimer la relative pertinence.

Liens au présent

Au gré de Welfare, les entretiens entre fonctionnaires et demandeur·euse·s/bénéficiaires se déroulent debout à la vue de toutes et tous. C’est aussi le cas de l’Office cantonal des Assurances sociales de Genève. Cet équivalent d’un Bureau d’aide sociale a réduit ses horaires à l’après-midi. Et prétexté le Covid pour fermer ses petits bureaux privatifs permettant autrefois des entretiens voulus plus humains et à l’écoute. Les personnes en demande voire en détresse pouvaient y pleurer, si ce n’est tenter de trouver avec le.la fonctionnaire un début de solution, voire une résolution face à des situations inextricables sur lesquelles les bénéficiaires n’avaient guère de prise.

Or la posture debout sans espace privatif conjuguée à la réduction des horaires d’ouverture peuvent favoriser stress, attente anxiogène, confusion et malaise chez les personnes en demande, de l’aveu même d’un fonctionnaire genevois. Cette réalité-là, les directions concernées, l’administration genevoise et le Conseil d’Etat ont tout loisir de la changer. Pour le bien commun et le respect de la dignité humaine.

Bien que Welfare puisse susciter des impressions mitigées quant à son accessibilité et son impact émotionnel, ce docu-fiction n’excluant nulle drôlerie voire farce demeure un témoignage précieux de la capacité du théâtre à refléter et à critiquer les structures sociales. La mise en scène de Julie Deliquet, forte de son inventivité, contribue au débat sur la fonction du théâtre dans la société contemporaine. L’art n’est-il pas simultanément miroir et couteau, susceptible de mettre au jour les fractures sociales tout en contribuant à possiblement les diminuer. On peut rêver.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Welfare, d’après le film de Frederick Wiseman, du 6 au 9 mars 2024 à la Comédie de Genève.

Mise en scène : Julie Deliquet

Avec Julie André, Astrid Bayiha, Éric Charon, Teddy Chawa, Aleksandra De Cizancourt, Évelyne Didi, Olivier Faliez, Vincent Garanger, Zakariya Gouram, Nama Keita, Mexianu Medenou, Marie Payen, Agnès Ramy, David Seigneur

https://www.comedie.ch/fr/welfare

Photos : © Pascal Victor

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