Technologie perverse ou pervertie ?
Le documentaire Another Body suit l’histoire de Taylor Klein, une étudiante en ingénierie aux États-Unis, qui fait une découverte choquante : son visage a été utilisé pour créer une vidéo deepfake qui a été partagée sur un site pornographique, accompagnée de ses informations personnelles.
Ce film documentaire, Another Body, ouvre avec un œil où se reflète un écran. Sur cet écran, un visage de fille… On entend des gémissements. Oh, c’est du porno. Ok, ok, on entre directement en matière. Ensuite, on comprend que sur cette vidéo, c’est le visage de Taylor Klein qui apparaît. Oui, que le visage.
L’intelligence artificielle est là. Nous l’utilisons tous les jours, que nous en soyons conscient·e·s ou pas. Cependant, ce n’est pas sûr que nous soyons tou·e·s conscient··s du pouvoir de l’IA et jusqu’où ça peut aller. Le deepfake en est un exemple : il s’agit d’une technique d’intelligence artificielle qui permet de créer des vidéos ou des images falsifiées de manière très réaliste en remplaçant le visage ou la voix d’une personne par ceux d’une autre, souvent de manière non autorisée. Selon le documentaire, il n’y aurait besoin que de 150 photos d’une personne lambda pour ce faire. 150 photos, ce n’est rien : on peut en trouver assez sur n’importe quel réseau social.
Et c’est ce qui s’est passé pour Taylor, qui un jour reçoit un message d’un ami qui la prévient de l’existence d’une vidéo pornographique d’elle. Mais Taylor, ce n’est pas une actrice porno ; elle n’a jamais fait de film porno. C’est une étudiante en ingénierie tout à fait normale, elle poursuit ses études, elle a un groupe d’ami·e·s en qui elle a confiance… Une vie anodine.
Elle comprend très rapidement qu’il s’agit d’un deepfake que quelqu’un a fait d’elle. Et elle voit sa vie tourner sens dessus dessous : elle se sent violée. Elle n’a jamais donné de consentement à ça. Et les gens qui ont visionné sa vidéo en rajoutent une couche : il y en a qui la connaissent, et qui l’identifient dans les commentaires sous la vidéo sur le site porno. Elle y retrouve son nom et prénom, son université, l’adresse de chez ses parents… Horrifiant.
Vite, elle se tourne vers les autorités. Cependant, lorsqu’elle cherche de l’aide auprès de la police, Taylor apprend que seuls quelques États ont des lois en place pour traiter de la pornographie deepfake non consentie. Et son État n’est pas dans la liste.
Vaillamment, elle ne lâche pas l’affaire, et commence à jouer la détective. Quand elle apprend qu’une autre fille dans sa classe a été atteinte, elle la contacte, et ensemble elles continuent les recherches. Et elles forment une équipe super efficace ; elles fouillent et découvrent d’autres vidéos avec des deepfakes d’autres filles qu’elles connaissent… Pour finir par trouver un nom en commun entre elles.
No spoiler, il faudra regarder le documentaire pour en apprendre la fin.
Réalisé par Sophie Compton et Reuben Hamlyn, le twist de ce film documentaire réside dans le fait que Taylor et Julia sont interprétées par des actrices utilisant la même technologie du deepfake, préservant ainsi l’anonymat de ces deux filles. Taylor et Julia ne sont pas leurs vrais prénoms, l’université où elles étudient a été faussée… Tout a été anonymisé pour protéger leur identité et qu’elles se sentent en confiance pour raconter leur histoire.
Il s’agit d’un documentaire qui ouvre les yeux sur une réalité menaçante : la pornographie deepfake est un problème important en raison de son exploitation non consensuelle, de son potentiel de désinformation, de sa violation des limites et de sa perpétuation de la violence sexiste. Elle cible les individus, en particulier les femmes, en créant du contenu explicite en utilisant leur image sans consentement, ce qui entraîne une détresse émotionnelle et un préjudice à leur réputation. Au cours du film, on a l’impression que la seule solution pour ces filles est de fermer tous leurs réseaux sociaux, ne plus jamais montrer leur visage, devenir complètement parano… Disparaître de l’espace public. Se cloîtrer.
Bien sûr, ce sont des thèmes tellement vastes que ce serait difficile de les couvrir en 1h20min que dure le film. Ils sont survolés alors que le message principal du film, pour moi, reste le pouvoir dans l’union. Le groupe de support que bâtissent Taylor et Julia avec les autres filles victimes leur permet non seulement de mener leurs recherches, mais aussi de trouver le (maigre) réconfort de savoir qu’elles ne sont pas seules. Plus ce problème est connu, plus on en parle, moins les victimes s’isolent. Et quitter l’isolement est le premier pas pour trouver de l’aide et faire changer les choses.
Alicia del Barrio
Référence :
Another Body, de Sophie Compton et Reuben Hamlyn, avec Ava Breuer et Faith Quinn, 2023.
Photos : © DR