Les réverbères : arts vivants

Fréhel kaléidoscopique

Dans Fréhel, c’est moi, le metteur en scène Gian Manuel Rau orchestre une immersion profonde et déroutante dans l’univers tourmenté et la résilience incertaine de l’une des figures les plus énigmatiques de la chanson française, Fréhel. Lynchien, singulier et enfantin.

Pour évoquer Fréhel, la pièce est une adaptation en forme de roman de voix et de récital de postures façon Cindy Sherman[1], du récit dû à l’écrivaine, metteure en scène et comédienne française, Violaine Schwartz, Le Vent dans la bouche. À travers une narration façon puzzle et grâce à l’impressionnante présence de la comédienne valaisanne Christine Vouilloz, Fréhel, c’est moi, construit des passerelles entre un passé recomposé et un présent fragmenté en introduisant une protagoniste contemporaine, Madame Pervenche.

Madame Pervenche se voit obsédée par la chanteuse dite réaliste Fréhel au point de confondre sa propre existence avec celle de l’artiste. D’où, dans la pièce Fréhel c’est moi, un chassé-croisé audacieux, vertigineux voire une fusion entre ces deux identités, pour livrer des fragments de la vie et des états de corps de Fréhel et de sa narratrice. Ce qui marque ? Un rappel lancinant chez Fréhel de son incurable solitude, malgré les concerts, soirées de gala et les amants : « J’ai vingt-trois ans. Je saigne à cœur ouvert dans les applaudissements toutes catégories, princes et palefreniers, on me jette des diamants sur scène, je renvoie des insultes, ça rapporte. Dîner «Fréhel», Tango «Fréhel», solitude incurable. »

Loin du biopic

Polyphonique, la pièce ne propose pas un biopic. Mais plutôt des récits, voix (in et off), états de corps, atmosphères et chansons passées souvent sous formes d’extraits chantés par la comédienne Christine Vouilloz. La mélancolie est un thème récurrent dans le répertoire de Fréhel, notamment dans des titres tels que La Java Bleue écrite par Vincent Scotto (musique) et Géo Koger (paroles) et interprétée en début de spectacle. Ces chansons abordent souvent le thème de l’amour perdu, de la solitude et du désespoir, résonnant avec la vie personnelle tumultueuse de Fréhel.

Tant la mise en scène que le jeu de l’actrice rendent bien, quoique sur un mode parfois labyrinthique, cette fusion entre vie et chant chez Fréhel et la narratrice. En témoigne ce témoignage de Madame Pervenche insomniaque, alcoolique et hantée sur Fréhel : « …tous mes gestes s’enlisent dans le vague de mon lit, et elle me chante sans arrêt à l’intérieur. Bombardement de notes dans le cortex. Si c’est pas La Java bleue c’est J’ai l’cafard ou La Coco ou Sans lendemain, une chanson chasse l’autre et ça revient au même. »

« Enfantôme »

Créer un décor à une personne disparue, des murs, des angles et des pièces déserte enfermant l’être dans un lieu à soi révélant ses intériorités. La scénographie se déplie comme une enfilade de non-lieux sous l’influence d’un collage montage de formes géométriques et matériaux, du tissu au ciment. Celui-ci doit beaucoup, selon sa conceptrice Anna Hölck, à l’esprit des avant-gardes du premier quart du XXe siècle, cubisme, expressionisme, constructivisme. Dès lors, le vécu pendule entre la chambre frustre, la guinguette, la rue où a commencé à chanter Fréhel et le cimetière. C’est là in fine que Christine Vouilloz campe une Fréhel en nuisette blanche, joueuse, mutine quasi-épiphanique après avoir tiré son dernier verre de rouge d’un robinet à tombes : « La fin des fins, c’est l’enfance qui remonte toujours, impérissable, reconnaissable, méconnaissable, sable, le marchand de sable va venir… »

Au plateau, s’inscrivent à même le sol quelques feuillets manuscrits du livre qu’entreprend en vain d’écrire Pervenche sur Fréhel, tout en luttant contre ses propres démons, dans un effort désespéré de faire revivre la légende oubliée rebaptisée « l’inoubliable oubliée ». Son rêve ? Convaincre le Président de la République de déplacer les restes de la diva de la zone et des laissé·e·s pour compte d’un modeste cimetière à un plus prestigieux.

Voix nue

Fréhel chantait à voix nue son répertoire de chansons comme des incantations lors de concerts déclinés parfois en messe noire. Elle y prenait à partie son public et l’invectivait. D’où ses murmures chantournés rappelant les figures croisées de Bjørk et de la poétesse et chanteuse d’avant-garde étasunienne, Diamanda Galás. Cette artiste passe ainsi de sa voix lyrique mais proche du cri parfois d’étranges mélopées, hurlant sur un mode rappelant la glossolalie.

C’est peu dire que la comédienne valaisanne Christine Vouilloz donne de sa personne pour camper le binôme Pervenche-Fréhel passé dans une spirale d’insomnie et d’alcool. Serrée dans son tailleur-veste bleue, fin sourire en coin, la comédienne pratique souvent un humour tout bernardien, qui nait parfois de l’absurde et du fiasco.

50 nuances de cuite

Au Théâtre de Carouge, l’on n’avait sans doute guère vu les vertiges et vestiges de l’alcool s’exercer avec autant de réalisme, de tragique et de grotesque sur un corps féminin depuis Cinzano de Lioudmila Petrouchevskaïa (2003) monté par un adepte du théâtre du quotidien, le Russe Roman Kozak. Pour Fréhel c’est moi, il s’agit de traduire le personnage bifide, à mi-corps entre Pervenche et Fréhel naviguant entre vin rouge, cocaïne et éther.

Son récital de postures et poses se révèle impressionnant. Affalée telle flaque au sol, rampant à quatre pattes en état second, silhouettée dans la pénombre, parlant aux murs, jambes écartées de poupée disloquée hurlante. C’est un véritable récital de silhouettes fêlées. Elle évoque aussi, non sans ironie, son débarquement à Constantinople alignant dix verres alors que son navire l’oublie. Elle échouera à un bordel rebaptisé « trou à rats ». Fréhel tiendra peu ou prou et avec des pauses ce régime hallucinant dans un parcours chaotique au long cours, 59 années.

Tabou

Mine de rien, l’interprétation tour à tour vériste et somatique de l’actrice brise un tabou autant scénique que social. Soit la représentation et les états de corps de la femme sous ivresse.  Prenez la scène qui la découvre picoler à une tonnelle. Fréhel évoque les hommages tardifs rendus à sa personne de Fréhel par Fernandel et Maurice Chevalier. Envers le dandy de la chanson et du cinéma, la chanteuse se montre des plus rancunières depuis qu’il l’a quittée pour Mistinguett. Maurice lui offre un chèque de 200’000 francs qu’elle versera à la SPA. Son côté « chienne » rêvant d’égorger sa rivale ?

Pour mémoire, des auteurs comme Maurice Chevalier ont contribué au répertoire de Fréhel, avec des chansons qui dépeignent la vie dans les bas-fonds de Paris, la lutte pour la survie et l’espoir malgré l’adversité. Et dépeindre ce « salaud de Maurice », du seul point de vue reconstitué de l’esprit embrumé et vindicatif de Fréhel comme le fait l’écrivaine Violaine Schwarz pose assurément problème.

Dédale

À travers l’adaptation du récit Le Vent dans la bouche, cette mise en scène pulvérise le simple biopic pour explorer les méandres d’une vie à la fois spectaculaire et tragique, la figure d’Antigone y étant évoquée. « J’ai deux mille ans, les narines pleines de sable, les copines m’appellent Antigone… Le chagrin traverse les années sans vieillir. » La performance de Christine Vouilloz, oscillant de la narration à l’incarnation, offre une passerelle entre passé et présent, réel et imaginaire, soulignant l’empreinte laissée par Fréhel dans l’univers de la chanson réaliste.

Le choix du récit palimpseste de naviguer entre différentes temporalités et réalités, quitte à égarer épisodiquement son public, met en lumière une quête d’identité et de reconnaissance, non seulement de Fréhel mais aussi de celles qui se sont perdues dans l’ombre de figures masculines dominantes de leur époque. Cette pièce devient alors un écho à la lutte contre l’oubli des voix féminines tues dans l’histoire.

Mélancolie

La collaboration entre Rau et les artistes impliqué·e·s, dont la contribution en feuilleté sonore palimpseste de Graham Broomfield et l’accompagnement musical de Théodore Monnet, enrichit l’expérience théâtrale, plaçant la voix au cœur de la narration. Cette dimension sonore ne se contente pas d’accompagner le récit ; elle participe pleinement à la construction d’un univers où la voix de Fréhel, avec ses ruptures et ses désaccords, continue de résonner et de défier le temps.

Par sa complexité et sa profondeur expérimentale, Fréhel, c’est moi interroge non seulement la vie d’une artiste tourmentée et inoxydable mais aussi notre rapport à l’histoire, à l’art, et à la mémoire collective. Un feuillet de de salle intitulé« Entre les feuilles » mentionne plusieurs inspirations pour le travail du metteur en scène. Le film de 7h30 Satantango de Bela Tar pistant une errance poétique dans une époque révolue et le travail photographique performatif surréaliste de Francesca Woodman disparue à 22 ans et contemporaine exacte de Cindy Sherman. Elle capture des présences fantomatiques à travers son corps en autoreprésentation qui aspire à la révélation dans la disparition dès son premier autoportrait à l’âge de 13 ans.

Ces références illustrent une exploration de l’effacement et la précarité de l’être aussi à l’œuvre dans la pièce. Quant à elle, la composition picturale de Cy Twombly, relevant de l’expressionnisme abstrait, encourage à ressentir les émotions plutôt qu’à analyser, tandis que l’ouvrage de chevet de Rau, Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa, joue comme la pièce de la figure du double. Il suggère une mélancolie profonde, reflétant la complexité émotionnelle du personnage dédoublé de la pièce (Fréhel et la narratrice). Ces sources éclairent une expérience scénique singulière, où la disparition, la contemplation élégiaque, et une réflexion sur la condition humaine et la narration sont au premier plan.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Fréhel, c’est moi, d’après le roman de Violaine Schwartz Le vent dans la bouche, au Théâtre de Carouge, du 27 février au 24 mars 2024

Adaptation et mise en scène : Gian Manuel Rau

Avec Christine Vouilloz

https://theatredecarouge.ch/spectacle/frehel-cest-moi/

Photos : © Mario del Curto

[1] Sous des facettes multiples, la photographe et artiste multidisciplinaire américaine Cindy Sherman surjoue avec un sarcasme ironique et malaisant les archétypes sociaux et cinématographiques du féminin, en plongeant parfois dans le grotesque et la détresse.

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