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Éditions Nouveau Monde : « La nuit où j’habite » (Jean Bury) (partie 1)

Le Collectif Nouveau Monde a vu le jour en octobre 2010. Son objectif : donner la parole à des artistes méconnu·e·s mais talentueux·ses, et leur permettre de se faire davantage connaître du public. En 2012, la revue littéraire Nouveau Monde, spécialisée dans les littératures de l’Imaginaire, a pris son envol : 14 numéros, 4 hors-séries, 296 nouvelles publiées, des tonnes d’illustrations et des milliers de pages… la revue a tiré sa révérence en 2018. Son blog, quant à lui, a porté des dizaines de matchs d’écriture, 6 tournois des nouvellistes, 2 tournois des illustrateur·rice·s, des centaines de nouvelles, des dizaines d’auteur·rice·s, des amitiés et des projets professionnels.

Comment reprendre une vie « normale » après cette odyssée ? L’équipe de Nouveau Monde n’a pas voulu s’arrêter là : l’idée d’un site littéraire collaboratif a germé peu à peu, jusqu’à accoucher d’Un Monde de Mots en 2018 et, dans la foulée, d’une anthologie parue en format numérique et papier.

Puis vint l’année 2020, si étrange et anxiogène… L’heure était venue de donner vie à Légende, la revue des Mondes et Merveilles SFFF, une revue littéraire SFFF (Science-fiction, Fantastique, Fantasy) qui publie désormais de manière apériodique des nouvelles, chroniques littéraires, interviews, conseils d’écriture et de publication. Elle a pour mission la promotion des auteur·rice·s des littératures de l’Imaginaire, la mise en lumière de talents inconnus… mais propose aussi de nombreux défis d’écriture.

L’intégralité des textes de Nouveau Monde et Légende est à retrouver sur leur site respectif.

L’auteur du jour

Né au Cambodge, Jean Bury est traducteur de jeux vidéo. Il a publié une trentaine de nouvelles et huit romans allant du fantastique pour adolescents (Le Roi de la colline) au thriller cyberpunk (Terre Zéro). Son principal roman, Les Chasseurs noirs, traite des enfants-soldats dans un contexte d’anticipation. Nommé en 2015 pour le prix Mythologica de la meilleure nouvelle et le prix Masterton du meilleur roman et en 2021 pour le prix des Aventuriales, il a été deux fois lauréat du prix Alain le Bussy pour Humanologie (2016) et Triton sur le rivage de sable (2017).

Sa nouvelle « La nuit où j’habite » a récemment été finaliste lors du 9e tournoi des nouvellistes, organisé par la revue Légende.

* * *

La nuit où j’habite (partie 1)

Dominique fut arraché à son sommeil. À cause d’une secousse de la rame, sans doute, et puis du hurlement, à l’extérieur.

— C’est le vent de la mer qui nous tourmente, fit une voix amusée de l’autre côté de la travée.

Le garçon se frotta l’œil d’un geste enfantin. Il était encore mal réveillé et le train était plongé dans une pénombre à peine éclairée par les veilleuses.

— Pardon, m’sieur ?

— Tu ne connais pas cette vieille chanson de marin ? Le mousse est emporté par une vague. Sa mère part en pèlerinage : « Sainte Anne, rendez-moi mon garçon, il était jeune, il était blond ».

Dominique sourit : l’homme avait visiblement les insomnies de son âge et avait envie de parler. Il ne s’y opposa pas :

— Et qu’est-ce qui se passe ?

— Sainte Anne lui répond qu’elle le reverra en paradis. Et la chanson est tout le temps ponctuée par le même motif : « il vente, il vente, c’est le vent de la mer qui nous tourmente ».

Un nouveau hululement, plaintif mais violent, sembla rouler sur la paroi du train, remonter les rames comme s’il frappait vitre après vitre. Une rafale rageuse. Une seconde, Dominique tenta de distinguer quelque chose par la fenêtre, mais l’obscurité était totale.

— Il n’y a pas de mer, ici, lança-t-il presque à voix basse.

— Il y a la nuit. C’est pareil, on est au milieu de nulle part.

C’est vrai, c’était impressionnant, tout de même, ce noir dense à l’extérieur où ne perçait rien, ni lune, ni étoile, ni tache de réverbère, ni lumière de village au loin. Un monde opaque, sans couleur et sans forme, dans lequel le train fonçait sans escale. Le vieux passager n’avait pas tort : ils étaient au milieu de nulle part. Dominique, dans un réflexe sans raison, se redressa légèrement pour observer la rame par-dessus l’appuie-tête du fauteuil. Il n’y avait personne. À part le type aux mousses morts et lui.

L’adolescent se laissa retomber sur son siège. Le monde extérieur n’était pas seulement noir, il était totalement silencieux. La vibration de la coque et le frottement des roues sur les rails, c’est tout ce qu’on entendait. Et le vent, bien sûr.

— On n’est pas nombreux, fit le garçon.

— Ici et à cette heure ? Non, on n’est jamais nombreux. Tu peux me dire, d’ailleurs, ce que fait un garçon de ton âge, au milieu de la nuit, dans un train qui part de nulle part pour aller nulle part ?

Le garçon réfléchit une seconde et finit par hausser les épaules.

— Je suppose qu’on va là où on doit aller. Et vous ?

— Ça fait dix ans que je fais la navette.

— C’est pour votre métier ?

L’homme eut un regard curieux, mêlée de lassitude et de curiosité aiguë pour l’adolescent :

— Pas exactement. Enfin si, je suppose qu’il y a de ça…

Dominique hocha la tête, comme s’il comprenait les implications de cette réponse énigmatique. Mais ce n’était pas ridicule : ce train crevait la nuit la plus noire à cent lieues de n’importe où, et cette solitude qu’ils partageaient créait un lien presque grave. Il eut un sourire soudain, comme si une idée plaisante venait de lui traverser l’esprit. Il se tourna de nouveau vers le vieil homme et ouvrit la bouche. Mais il fut coupé net par une nouvelle rafale. Une rafale d’une violence inattendue, un rugissement métallique qui gagna quelques secondes en intensité avant de s’éloigner – comme un requin s’éloigne, mais sans perdre votre trace.

Le sourire du garçon s’était figé en une grimace tendue. Malgré lui, il avait peur.

— Ce n’est que le vent, fit l’homme doucement.

— Oui, oui, je sais…

Dominique était vexé. Il se leva pour camoufler son embarras.

— J’ai faim, et je n’ai rien dans mon sac. Je vais aller au wagon-restaurant.

— À cette heure, je doute qu’ils y servent autre chose que du café.

— Bah, on verra bien. Vous voulez que je vous rapporte quelque chose, monsieur ?

L’homme refusa de la tête avec un vague sourire. Dominique remonta la rame, un peu secoué par les chaos de la course : il se rattrapait aux dossiers des fauteuils pour ne pas perdre l’équilibre. Il avait honte de s’être laissé éprouver par le hurlement du vent, mais il y avait quelque chose de glaçant, de cruel dans ces feulements qui le mettait mal à l’aise. Et puis tout ça lui rappelait de vieux souvenirs. Il ne savait pas quoi au juste, c’était seulement une sensation, une impression. Et pas du tout une sensation agréable.

L’adolescent se força à hausser les épaules pour chasser ces pensées aussi irrationnelles que pénibles. Il était passé dans la rame suivante et il en remonta machinalement la moitié avant de se rendre compte qu’elle était encore plus vide que la précédente : pas de vieillard insomniaque qui connaît des chansons de mousse, ici, pas d’adolescent : le wagon était totalement vide. Ça n’avait rien d’étonnant, bien sûr, personne ne traverse le néant au milieu de la nuit dans une flèche d’acier : il faut être fou. Mais c’était à se demander comment la compagnie rentrait dans ses frais.

Dominique sursauta brusquement : le vent venait de nouveau de frapper les parois, avec violence. On aurait dit un animal fou qui hurle de ne pas pouvoir entrer. Le jeune garçon, poitrine battante, se força à approcher d’une des fenêtres. Mais pas plus qu’auparavant il ne parvint à distinguer quoi que ce soit. C’était à peine croyable, ce noir plus épais qu’une muraille qui semblait absorber toute lumière, avaler le moindre éclat.

La rame suivante était un étroit couloir longeant des compartiments de huit places. Les cabines étaient illuminées doucement, mais tous les sièges étaient vides. Dominique commença à sentir un nœud lui serrer l’estomac. Il avait beau se répéter un mantra apaisant (« Rien de surnaturel, c’est parfaitement normal »), il sentait une angoisse informe l’envahir peu à peu. Trop de noir, trop de vide, trop de solitude. « Il vente, il vente, c’est le vent de la nuit qui nous tourmente ». Il pressa le pas : au moins, la rame suivante, c’était le restaurant. Là, il y aurait forcément quelqu’un. Peut-être pas de client, mais au minimum le serveur.

À l’intersection des wagons, dans le sas, là où l’on range les sacs les plus volumineux, il crut une brève seconde apercevoir un rai de lumière par la fenêtre. Il colla son nez contre la vitre froide, les deux mains à plat encadrant le visage, mais il eut beau scruter l’obscurité à s’en crever les prunelles, il ne vit que le noir le plus épais.

Il haussa les épaules et ouvrit la double-porte du wagon-restaurant.

Il était vide.

Aucun client. Mais personne non plus derrière le comptoir. Le bar était éclairé, pourtant : de petites lampes rondes disposées derrière les bouteilles illuminaient la rame comme un vitrail de rayons filtrés par le whisky ou le cognac. Le percolateur était en service et il y avait des croissants chauds dans la vitrine de droite. Mais personne pour servir.

Cette fois, Dominique eut vraiment peur. Pas un vague sentiment de malaise, pas une appréhension irrationnelle, une vraie peur franche et nette. Il y avait toujours quelqu’un au wagon-restaurant. Toujours.

Le garçon se força à respirer largement. Bon : il devait retourner à sa place, dans sa voiture. Et vite, avant de paniquer complètement. Là, au moins, il était sûr qu’il y avait quelqu’un. Il pourrait discuter avec le vieil homme, faire le point, se calmer. Il ne serait plus seul. Il fit un pas pour sortir de la rame, mais il n’alla pas plus loin. Le vent, dehors, rugit avec une fureur presque haineuse, et toutes les lumières s’éteignirent d’un coup.

Jean Bury

La seconde partie est à lire ici.

Cette nouvelle a été publiée en avril 2014 dans le Livre 2 du 3e numéro de la revue Nouveau monde. « La nuit où j’habite » est également à lire en intégralité ici.

Photo (banner et couverture) : © Sarowen

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