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L’amour pour la Vie

« J’ai fait un effort pour cacher ma gêne. Pourquoi avais-je aussi souvent envie de pleurer ? J’aurais tellement aimé pouvoir dire un merci joyeux à cette femme et m’en aller content. Non, j’étais au bord des larmes, pitoyable. Je me jugeais d’une faiblesse extrême. » (p. 96)

Avec Au bal de la vie (publié en 2010 aux Éditions Encre Fraîche, réédité en 2020) Roger Cuneo narre une période charnière de son existence, entre sa dix-septième et sa vingt-et-unième année. En préambule, l’auteur explique poursuivre son récit de vie entamé dans Maman je t’attendais, une enfance au tapis, geste initialement motivé par le besoin de répondre au récit biaisé qu’avait fait sa mère de leur vie de famille, mais qui dans cette nouvelle œuvre a également pour objectif de lui permettre « d’assumer ses […] errements, ses responsabilités » (p. 9).

Une adolescence tortueuse

Durant l’intervalle de temps couvert par le roman, le jeune Roger, abandonné par une mère addicte au jeu (d’abord dans des orphelinats et écoles catholiques puis à sa sœur ainée au moment d’entrer en classe préparatoire pour étrangers de l’École de Commerce de Lausanne), est brutalement contraint de faire face aux réalités de la vie d’adulte. L’adolescent doit se débrouiller pour trouver logement et revenu lorsque sa sœur ne peut plus assumer sa charge et que sa mère devient de plus en plus inconstante dans ses envois d’argent. Isolé dans un dénuement matériel et affectif profond, proche de se donner la mort, son éducation religieuse lui fait retenir son geste et il entame un long « combat contre les difficultés quotidiennes » (p. 149). S’il rencontre des hauts et des bas, la situation du jeune homme s’améliore progressivement tout au long de l’histoire, que ce soit d’un point de vue économique ou social.

Mais ce qui pèse continuellement sur Roger tout au long de ses tribulations quotidiennes est le vide béant causé par l’absence de sa mère. Elle ne fait que de rares et brèves visites à son fils, durant lesquelles elle lui exprime peu d’intérêt ou d’amour. Son addiction, dont elle tait complètement les manifestations, la fait mentir constamment et se comporter de manière détestable envers lui. Si le jeune homme se rend compte de ces comportements toxiques, il ne parvient pas à les condamner ouvertement. Au contraire, il continue d’idéaliser sa mère malgré les déceptions successives et ferme les yeux sur ses mensonges. Comme Cuneo le formule vers la fin de l’œuvre à l’aide du lexique psychanalytique, les « absences de [sa] mère dès sa petite enfance avaient fait de [lui] un abandonnique et des manifestations de révolte auraient comporté le danger d’une rupture ravivant [sa] névrose. [Il faisait] semblant de croire à ses contrevérités plutôt que de prendre le risque de rompre définitivement. [Il préférait] une mère menteuse à une maman absente. » (p. 183)

La narration de soi

La dynamique de narration évoque Proust et La Recherche du temps perdu, avec le narrateur présent Cuneo racontant dans le détail les gestes et pensées du jeune protagoniste Roger à l’époque de l’histoire. La posture dominante du narrateur sur les événements de sa jeunesse enjoint naturellement à l’introspection psychologique, et c’est d’autant plus vrai ici puisque, à la différence de La Recherche, l’œuvre est présentée comme autobiographique et ayant comme objectif le questionnement de soi. Dès lors, Cuneo s’autorise régulièrement à commenter les événements, à tenter de préciser quels étaient ses impressions à un moment donné, voire à effectuer de véritables analyses psychanalytiques. Ce geste réflexif reste fluide et bien dosé et n’altère aucunement le déroulement de l’histoire. Au contraire, la dynamique est plaisante et pousse la lectrice[1] à continuer pour découvrir le destin du protagoniste, tant concrètement que sur le plan de son développement personnel.

La langue du roman est accessible, sobre et efficace. Cette simplicité et son sujet le désignent naturellement à un public jeune, en quête d’une identité sociale et professionnelle et contemplant les difficultés liées au fait de devenir adulte. L’œuvre est d’ailleurs étudiable au cycle d’orientation dans le canton de Genève, avec notamment un dossier LiRom destiné aux 10e années, écrit par les enseignantes Catherine Bidot et Marie-Noëlle Licot et publié en 2021. LiRom est une initiative du DIP et de l’Université de Genève, destinée aux enseignantes et ayant pour objectif de faire découvrir la littérature romande aux élèves du Secondaire I et II par le biais d’un dossier pédagogique et la possibilité d’une rencontre en classe avec l’auteure d’une œuvre. J’ai moi-même eu l’occasion d’utiliser le dossier dédié pour étudier Au bal de la vie avec des élèves de 10e année, et le résultat était plutôt concluant : le dossier contient une présentation de l’œuvre, des relevés thématiques, des propositions d’activités en lien avec le genre et le contenu du roman à faire avant, pendant et après la lecture, ainsi que des analyses plus détaillées de certains passages. L’enseignante est également invitée à se réapproprier ce matériel à sa guise et selon les besoins de son enseignement. Ce dossier LiRom m’a permis de rapidement constituer une séquence éducative autour de l’œuvre, et mes élèves se sont montrées généralement plus impliquées que d’habitude. Plusieurs d’entre elles ont même dévoré le roman en quelques jours, attestant de l’intérêt qu’il peut susciter chez le jeune public ainsi que de son potentiel pédagogique.

Des maximes plus ou moins judicieuses

Mais le récit peut intéresser tout aussi bien d’autres catégories de lectrices, car il aborde élégamment les thèmes universels et intemporels de la parentalité, de l’amour, des passions et de l’introspection. Cuneo parvient à nous faire accompagner la découverte progressive par Roger d’une philosophie apaisante de l’instant présent et du plaisir simple comme profond, le tout dans le théâtre familier pour le lecteur romand de la Lausanne des années 1950. La seule véritable ombre au tableau, selon moi, est la morale méritocratique que semble promouvoir l’auteur :

« J’avais compris une chose essentielle, j’étais le moteur de ma propre existence. La “chance” dont je bénéficiais était avant tout ma dynamique, mon entregent, mon combat contre les difficultés quotidiennes. La sollicitude dont je bénéficiais de la part de mes proches, je la devais à la manière positive avec laquelle je luttais au quotidien. Mon entourage m’appréciait pour mon combat contre l’adversité et m’aidait à sa manière, moi, j’en étais l’essence. Je retrouvais la sagesse de La Fontaine, j’étais intuitivement parvenu aux mêmes conclusions. Aide-toi, le ciel t’aidera. » (p. 149-150)

La volonté derrière un tel message est certainement bienveillante et louable, et la fable du jeune immigré frappé de multiples infortunes mais parvenant à s’en sortir par un effort continu et une conduite exemplaire est toujours belle – et probablement vraie dans le cas de Cuneo. Néanmoins, nous sommes en droit de nous demander si cette morale empreinte de naïveté était encore pertinente en 2010 (et de surcroît en 2020, date de réédition du roman), voire si elle ne peut pas se montrer hasardeuse auprès du jeune public en le berçant d’illusions méritocratiques… Pour un Roger Cuneo, combien de jeunes défavorisées ne parviennent jamais à sortir la tête de l’eau ? D’autant que même si une formation réussie pouvait représenter une forme d’ascenseur social il y a septante ans, elle ne garantit plus nécessairement une amélioration du niveau de vie (ou du bonheur) dans la société ultra-compétitive actuelle. Ce n’est évidemment pas le seul message de l’œuvre et on sent que l’auteur cherche honnêtement à nous transmettre des repères de vie acquis à cette époque ou plus tard dans une existence forte d’expériences drastiquement diversifiées. Si le récit d’Au bal de la vie penche parfois un peu trop du côté de la fable démystifiée, son amour brut et communicatif pour tout ce qui compose la Vie parvient à mon sens à le rendre attrayant.

« Ce furent pour moi des moments forts de vie, inscrits aujourd’hui encore au fond de mon cœur, tels des joyaux, les pierres de ma fondation. » (p. 184)

Hugo Pichelin

Référence :

Roger Cuneo, Au bal de la vie, Genève, Éditions Encre Fraîche, 2020, 205p.

https://www.encrefraiche.ch/

Initiative LiRom : https://edu.ge.ch/enseignement/theme-lirom/lirom

Photos : © Hugo Pichelin (banner), Sonia Lévêque (inner 1) et Alain Michaud (inner 2)

[1] J’ai choisi d’utiliser le genre féminin pour tous les termes génériques de cet article.

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