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L’Anomalie : À la recherche du tempo perdu

« Un Boeing 787 d’Air France, endommagé tout comme celui-ci et piloté par ce même commandant Markle, assisté du même Favereaux, et embarquant les mêmes passagers (…) s’est posé à l’aéroport de JFK, mais c’était le 10 mars dernier à 17 h 17. Il y a cent six jours exactement. » (p. 133)

Prix Goncourt 2020 pour L’Anomalie, Hervé Le Tellier (64 ans) n’a rien d’un débutant. L’auteur de Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable (1998), La disparition de Perek (1997) ou encore Demande au muet (2014), par ailleurs président de l’Oulipo (l’Ouvroir de littérature potentielle), pratique la littérature à contraintes. Cela peut consister en une traduction (factice) des Contes liquides de Jaime Montestrela, un auteur portugais dont il a inventé l’œuvre et la biographie ; à imaginer le récit d’une correspondance entre un personnage portant son nom et François Mitterrand (Moi et François Mitterrand, 2016) ; ou encore à écrire l’histoire de deux avions en tous points identiques reliant deux fois Paris-New York à trois mois d’écart.

Tout le talent de Le Tellier réside dans sa capacité à nous projeter en une phrase dans la tête de ses personnages. Ainsi en est-il de Blake, le tueur à gages. « Tuer quelqu’un, ça compte pour rien. Faut observer, surveiller, réfléchir, beaucoup, et au moment où, creuser le vide. Voilà. » (p. 13) Ainsi, le roman débute comme un roman policier, mais stylisé. Et si un décalage survient à la fin du chapitre, encore est-ce subrepticement. On passe du polar au fantastique sans effort, presque sans s’en apercevoir.

Mise en abîme

Avec Victor Miesel, l’écrivain du livre, Hervé Le Tellier fait montre d’autodérision. Comment, en effet, ne pas reconnaître l’auteur dans ce double qu’il nous présente ? Pas raté mais pas écrivain à succès non plus, Miesel a, par ailleurs, de belles idées poétiques, telle cette brique de Lego toujours présente dans sa poche depuis la mort de son père, un « petit parallélépipède rouge [qui] n’est pas son père, seulement le souvenir d’un souvenir » (p. 26-27). Entre autres aphorismes : « La vérité, avec l’amour, c’est que le cœur sait tout de suite et il le crie. » (p. 27) Mais le plus sublime, chez cet auteur dédoublé, c’est qu’il écrit un roman intitulé L’Anomalie. Puis qu’il meurt…

Suivent Lucie Boagert la monteuse de films, Sophia l’enfant victime d’inceste, Joanna l’avocate noire qui fraie avec les laboratoires pharmaceutiques… Le lien entre ces personnages, c’est évidemment l’avion et son vol chaotique qu’ils ont tous subis, mais Hervé Le Tellier en glisse d’autres, plus subtils. Ainsi, André « l’ami » de Lucie lui donne un exemplaire de L’Anomalie de Miesel (qui était par ailleurs dans le même vol qu’elle). Ces concordances se doublent de leur antinomie, l’annihilent. Dans une mise en abîme vertigineuse, Hervé le Tellier se dépouille de son livre en le « livrant » à son personnage. C’est prenant et complètement captivant.

« Comment peut-il être aussi intelligent et aussi fragile à la fois ? Mais l’amour, c’est ne pas pouvoir empêcher le cœur de piétiner l’intelligence » (p. 34)

Dans le fond, cette succession de portraits, qui se suivent sans se répéter durant les treize chapitres de la première partie, est, déjà, intrigante. Mais sur la forme aussi, Hervé Le Tellier bouscule les règles, notamment en incluant des dialogues intérieurs (l’intrusion du style direct dans l’indirect libre !) sans marque de ponctuation dans sa narration. Exemple : Paul ment, parce que c’est mieux que Mais non, David, il n’y a rien de nouveau… (p. 45). Il n’est pas le premier à l’avoir fait. Cela rappelle Patrick Chamoiseau (Texaco, 1992) ou Michel Butor. L’Anomalie n’a sans doute pas la profondeur ni la force de La Modification[1], mais nous montre tout de même qu’en matière d’audace, l’Oulipo et le Nouveau roman ne sont pas si éloignés.

À la structure éclatée de la première partie (une intrigue lancée dans un chapitre ne se poursuit pas dans le suivant, et chaque chapitre débute une nouvelle histoire in medias res) répond l’apparente linéarité de la deuxième. Chaque personnage dédoublé a été « neutralisé » par le FBI. À présent, que vont faire les autorités pour se sortir de ce piège ? Les effacer[2]  ? Entre polar, romance et drame, la première partie, qui se déroulait sur quatre mois, était incertaine comme la vie ; la deuxième dure trois jours et est beaucoup plus claire : il s’agit d’un thriller. Le Tellier ressert le temps, ce qui procure tension et sentiment d’urgence qui ne sont pas indifférents au suspense qu’il instille à son histoire. De fait, le suspense remplit chaque page et nul n’était besoin que Blake s’évade pour cela. Avec Adrien, Meredith et les autres scientifiques, sortir de cet imbroglio relève aussi du miracle. Le seul qui ne semble pas douter, c’est auteur. Son écriture est toujours aussi assurée, de même que son schéma narratif qu’il semble dérouler comme une bobine de fil. Rien ne se casse, pas comme l’espace-temps qui, lui, s’est rompu, précisément à 16 heures 26 minutes et 34 secondes.

La maîtrise narrative, l’originalité du sujet, la variété de son traitement, il y a tout cela dans L’Anomalie. Même l’humour (André qui s’accroche à son histoire d’amour avec Lucie, alors que celle-ci est finie : « Mais quand les piles de la télécommande sont mortes, on appuie toujours plus fort. C’est humain (p. 115)). Sans compter les doubles sens, ce qui va de soi avec une telle histoire de dédoublement : « Il n’a rien anticipé de cette dégringolade, vertigineuse », dit-il d’André, alors qu’il se trouve dans l’avion fatidique mais pense à son histoire avec Lucie (p. 123).

Cependant, la linéarité n’empêche pas l’originalité (avec les extraits d’auditions de sept passagers, une fausse “Une” du New York Times…)’ L’Anomalie est un livre bourré de mathématiques, de physique, de littérature évidemment[3], mais aussi de philosophie, sans que cela ne soit en rien rebutant. Les théories (trou de vers, photocopie et programmation d’extra-terrestres) font réfléchir à défaut de sourire, mais donnent surtout une impression de globalité, comme si l’auteur avait mis toute sa vie dans ce livre.

Entre rebondissements (la Chine a eu le même problème, mais a étouffé l’affaire) et chutes (au sens littéral puisque l’avion tombe de plusieurs milliers de mètres), on cherche l’erreur. En vain. Hervé Le Tellier marche 336 pages durant sur le fil ténu de son histoire de répétition, sans se répéter ni se tromper. Jusqu’à l’explicit, pas explicite pour le coup, mais qui laisse ouverte toute possibilité afin que chacun puisse s’approprier le livre. Magistral.

Bertrand Durovray

Référence : L’Anomalie, roman d’Hervé Le Tellier, Gallimard, 2020. 336 pages.

Photos : © DR (montage Bertrand Durovray)

[1] Outre le fait d’être un roman à la deuxième personne de narration, La Modification a la particularité de contenir des paragraphes très longs qui présentent, à leur fin, des virgules suivies de retours à la ligne où la phrase se poursuit, sans majuscule. « C’est lié à la longueur, naturellement, afin de rendre la phrase plus claire. Normalement, il y a plusieurs phrases par paragraphe. Mais quand la phrase se met à déborder, il y a plusieurs paragraphes par phrase ! » (Hebdo74, 13/04/15) expliquait l’auteur lucingeois à ce propos.

[2]  On songe à Men in Black. Hervé Le Tellier aussi, d’ailleurs, puisqu’il cite ce film (p. 127).

[3] L’épuisement que subissent les personnages résonne avec l’épuisement du lieu « hangar », comme un hommage à Perec. Entre autres références : Aragon (« La première fois qu’Adrien avait vu Meredith, il l’avait trouvée franchement laide », p. 97), Cioran (« Je me tuerais volontiers, d’autant que plus tard, ce sera déjà trop tard », p. 271), Woody Allen (« Si nous sommes dans une simulation, j’espère que le programmateur a une excuse », p. 274).

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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