Le Bateauthèque : performances-lectures pour créer des ponts
Durant trois weekends, Marie van Berchem proposera au Théâtre de l’Orangerie son projet intitulé La Bateauthèque. Entre lectures et performances, elle invite le public à questionner un passé colonial avec un esprit critique d’aujourd’hui. Rencontre avec l’artiste.
La Pépinière : Marie, bonjour et merci de me recevoir ce matin. La Bateauthèque est définie comme « une ressource participative dédiée à la pensée critique, décoloniale, antiraciste et féministe. » C’est un vaste projet. Comment est née cette idée ?
Marie van Berchem : C’est un projet qui est né d’une recherche que j’ai fait sur un de mes ancêtres qui avait armé des bateaux pendant la traite d’esclaves transatlantique. J’ai creusé l’histoire de cette personne et, plus largement, de l’esclavage et de la participation des Suisses, à plusieurs niveaux de la colonisation. Je me suis questionnée sur ce que cela faisait de tracer un lien clair entre moi et l’esclavage ; et sur les moyens d’aborder ce pan de notre histoire, de pouvoir partager autre chose que la violence, la culpabilité ou les premières émotions négatives, qui peuvent être assez stériles. Je me suis rendue compte, que la seule manière pour moi de comprendre des périodes aussi compliquées, longues et sensibles, c’est de le faire à plusieurs voix. D’où l’idée d’une bibliothèque, un lieu de rencontre où il y a les voix des auteur·ice·s et aussi des ateliers ou des conférences de personnes qui travaillent sur des questions de décolonisation. J’organise aussi des lecture-performances, à l’Orangerie, il y en aura trois.
La Pépinière : Le projet prend donc plusieurs formes. Je lisais aussi que c’était lié au contexte spécifique de Genève. Dans quelle mesure ?
Marie : En fait, le projet part de moi. Au premier niveau, c’est moi et cet ancêtre. Puis, à une plus grande échelle, ce sont les Suisses dans la colonisation. Ensuite, évidemment, beaucoup de livres et de sujets traités sont transnationaux et vont beaucoup plus loin que Genève. Mais dans la Bateauthèque, ils sont abordés depuis ce contexte spécifique et pas de manière générale. Depuis le point de vue d’aujourd’hui, d’ici : quelles sont les traces, les dynamiques, les éléments de notre quotidien qui sont empreints du colonialisme. On peut parfois l’avoir relégué à une période passée et à des lieux géographiquement éloignés. Dans la Bateauthèque, on l’aborde au contraire comme un agent du présent.
La Pépinière : Plus concrètement, au niveau du format, La Bateauthèque prendra la forme de lectures-performances. Il y a aussi des ouvrages consultables. Comment est-ce que tout cela va s’organiser ?
Marie : Il y a trois lectures différentes, qui sont indépendantes les unes des autres. Elles abordent les thématiques décoloniales avec chacune son point d’entrée particulier. La première, « Goûter/Dégoûter » parle des produits emblématiques de la traite qu’on consomme dans un goûter : café, thé, chocolat, sucre… À travers un goûter performé et une lecture de textes historiques, on suit les trajectoires de ces produits depuis le XVIᵉ siècle. On observe comment on est amené, ici et aujourd’hui, à les consommer de manière quotidienne et banalisée, sur un territoire où on ne les produit pas. Je trouvais aussi intéressant de travailler sur le goûter, parce que c’est un repas enfantin, donc il y a une sorte d’innocence et d’insouciance qui y sont rattachées.
La Pépinière : La deuxième a un titre plutôt intriguant : « The Revolution will not be Televised ».
Marie : Il s’agit d’une lecture mais dans laquelle j’amène aussi des images et des chansons, notamment celle de Gil Scott-Heron à laquelle le titre de la performance est emprunté. Ce qui m’intéresse ici, c’est la contradiction entre l’hyperconnexion dans laquelle on est, en étant confronté à beaucoup d’informations et d’images sur des conflits internationaux, et en même temps une déconnexion très grande avec ces réalités. Cette performance parle de la médiatisation des conflits, et de la misère, et du sentiment, paradoxal, de déconnexion. On essaie de re-contextualiser les guerres contemporaines dans l’histoire coloniale et les répartitions de territoires et de richesses qui en découlent. Cela m’intéresse aussi d’explorer comment on peut capitaliser sur les émotions et esthétiser la misère.
La Pépinière : Et quant à la troisième, « Sillages et répercussions » ?
Marie : Cette performance est créée en collaboration avec Cindy Cedeño, qui est artiste musicienne. L’idée est de faire résonner des trajectoires croisées. Cindy est Afro-colombienne et elle est venue en Suisse sur un bateau à voiles. Durant ce voyage, elle s’est sentie connectée avec ses ancêtres qui avaient été déportés par bateau. Ils ont fait le chemin inverse, sans savoir où ils allaient, dans des conditions dramatiques, à l’opposé de celles dans lesquelles elle a fait son voyage. Elle remonte en quelque sorte ses bateaux d’ancêtres. Moi je raconte le fait de remonter, plutôt à travers des livres d’histoires et des discussions, les quatre bateaux armés par mon ancêtre. Notre performance tisse ces deux cheminements.
La Pépinière : Le bateau prend donc une place centrale, comme l’indique aussi le titre du projet ?
Marie : Oui, par exemple, par rapport à « Goûter/Dégoûter », aujourd’hui encore, beaucoup de ces produits sont transportés par bateau à travers l’Atlantique. On oublie un petit peu, ou plutôt les commerciaux essaient de nous faire oublier, non seulement l’histoire de ces denrées, mais aussi les conditions dans lesquelles elles sont produites, commercialisées et transportées. En regardant les quantités de matières premières sur le marché, on voit bien que le trafic s’est intensifié, et que les conditions de l’exploitation se sont modernisées et renouvelées.
La Pépinière : On retrouve donc une thématique commune aux trois performances.
Marie : Les trois performances se croisent, mais à chaque fois par des entrées différentes. Quand j’ai créé La Bateauthèque, l’idée c’était d’avoir une bibliothèque, mais de repenser aussi ce que c’est : comment les ouvrages sont classés, comment on s’y sent… L’idée des lecture-performances, c’est aussi de repenser les conditions d’une conférence classique où le public est invité à venir « seulement » comme un cerveau ou une oreille, sans le reste de son corps d’une certaine manière. Pour inclure le corps du public, je propose toujours des boissons et de la nourriture que les gens sont invités à consommer librement pendant la performance. Cela crée une distraction, les gens peuvent se sentir à l’aise de « déranger » puisque cela fait partie des modalités de la pièce. On peut se lever, se déplacer, on n’a pas besoin de regarder, on se pose sur les coussins, on s’installe comme on veut. On peut écouter, puis divaguer et revenir, ces moments ne demandent pas une attention constante et frontale.
La Pépinière : Les trois performances sont liées, mais indépendantes, comme tu le disais. Comment ce parcours a été imaginé ?
Marie : Je pense toujours à ces performances en réponse à ce que je vis et à l’actualité. Le fait de creuser des questions historiques m’aide à mieux comprendre le présent. Au fond, mon premier public, c’est moi, et c’est de là que part ma recherche. Ces performances, c’est mon envie de partager mes questionnements et les fragments de réponses que je trouve. Cela fait longtemps que « Goûter/Dégoûter » me trotte dans la tête. Je devais la faire pendant le Covid, mais, à cause des restrictions, il ne pouvait pas y avoir de nourriture, qui est pourtant au coeur du propos. C’était un peu frustrant donc je savais que je voulais continuer à explorer cette idée. C’est aussi la première fois que je suis invitée avec la Bateauthèque dans un théâtre. Cela m’a donné envie de développer le côté performatif, un niveau de récit qui passe aussi à travers les gestes, les objets.
La Pépinière : Et qu’en est-il de la performance avec Cindy ? Le processus était le même ?
Marie : On s’est rencontré il y a quelques années, elle était venue à une lecture de la Bateauthèque et elle m’a ensuite raconté l’histoire du bateau qu’elle a pris pour venir ici. On s’est tout de suite dit qu’on aimerait en faire quelque chose un jour. C’est très fort, pour nous deux, de se dire qu’on est amies aujourd’hui, tout en imaginant nos ancêtres. Et c’est justement sans oublier le passé, en en étant conscientes, qu’on arrive à ne pas le répéter. Je pense qu’il est dangereux de refuser de voir que nos ancêtres, et de manière générale, nos institutions, la prospérité de la Suisse, sont construites sur des richesses qui ont été arrachées à d’autres endroits. Si l’on refuse de voir ces dynamiques dans l’histoire, on refuse aussi de les voir aujourd’hui et on continue aveuglément dans les mêmes logiques. Plus je m’intéresse à l’esclavage, plus je le vois comme une première version d’un capitalisme mondialisé : l’ancêtre direct de notre système économique actuel, qui n’a depuis fait qu’augmenter, se renforcer et s’étendre. Selon moi, on ne peut pas reléguer le système esclavagiste au passé comme quelque chose de révolu. Cela se reproduit simplement à la mode de notre époque, c’est-à-dire avec des règles, des chartes de contrôle, etc. mais qui permettent en réalité d’exploiter efficacement les personnes et les ressources. Une immense partie de la population mondiale se trouve aujourd’hui dans des conditions de « travail non-libre », c’est-à-dire que le rapport de pouvoir est si déséquilibré entre l’employeur et les employés qu’on ne peut pas considérer que l’employé soit libre. C’est un peu l’euphémisme contemporain de l’esclavage.
La Pépinière : Marie, merci beaucoup pour cet échange très riche, et on se réjouit de découvrir La Bateauthèque !
Propos recueillis par Fabien Imhof
Infos pratiques :
La Bateauthèque, lectures-performances imaginées par Marie van Berchem, les 17-18 août, 24-25 août et 31 août-1er septembre au Théâtre de l’Orangerie.
https://www.theatreorangerie.ch/events/bateautheque
Photos : ©Spiros Paloukis (banner), ©Marie van Berchem Ocean Antonian (vaisselle pour Goûter/Dégoûter), © Ocean Antonian (image de la lecture)