Les réverbères : arts vivants

Le bizarre : comment vivre en décalage ?

Cette saison, dans le cadre d’un partenariat, la Pépinière produira des reportages sur les créations programmées au Théâtre Saint-Gervais afin de documenter les méthodes de travail des artistes.

Dès le 11 janvier, Roland Vouilloz interprétera Le bizarre de Fabrice Melquiot, ou le monologue d’un homme qui ne conforme pas aux standards de la société, hanté par son passé et l’attente du retour d’une sœur qui ne revient pas. La mise en scène de Jean-Yves Ruf propose une plongée dans l’intime et la vie intérieure tourmentée de cet homme pas comme les autres.

Le premier élément qui frappe, au moment de rencontrer l’équipe à une semaine de la première, c’est l’ambiance détendue qui règne. On rigole, on est complice, Jean-Yyes Ruf, Maria Da Silva (assistante à la mise en scène) et Roland Vouilloz se vannent, rient, enchaînent les jeux de mots… Pourtant, le propos du spectacle ne semble, de prime abord, pas prêter à rire. Dans le texte de Fabrice Melquiot, un homme seul parle, à lui-même ou à un public imaginaire, racontant sa solitude, son rapport à la mort et la peur de celle-ci. Un monologue intérieur, au moment d’attendre l’arrivée d’une femme – est-elle réelle ou rêvée ? –, dans lequel il évoque entre autres les souvenirs de sa sœur disparue à cinq ans et dont il fantasme le retour. Bien vite, en assistant à la répétition, on est surpris par l’humour qui se dégage de ses mots.

Lorsque je rencontre l’équipe, le processus de création touche à sa fin : il s’agit donc de procéder aux derniers essais, de travailler sur le détail, en termes d’énergies, d’intentions, de gestuelles et de quelques éléments scéniques, comme cette chaise sur laquelle l’homme est assis. Doit-elle être là dès le début, doit-elle bouger ? Comment va-t-on jouer la fin et terminer ce spectacle ? Coupera-t-on quelques éléments ? Autant de questions auxquelles il faut encore répondre à ce moment-là. La scénographie, elle, est choisie et sera épurée : de grands rideaux qui tombent, un sol abîmé comme le héros du spectacle, une chaise. À Roland Vouilloz d’inventer le reste avec le texte, et à Olga Kokcharova de créer l’habillage sonore qui siéra le mieux au propos.

En cet après-midi du 5 janvier, j’assiste à un filage arrêté. En substance, il s’agit de jouer le texte dans l’ordre, comme dans les conditions réelles, mais en s’arrêtant là où il faut pour retravailler certains détails. Une belle occasion de découvrir le texte de Fabrice Melquiot. Il y est question de solitude, mais on se surprend rapidement à rire : les quelques fautes de français du personnage, sa maladresse, ses considérations souvent terre-à-terre, en rupture avec sa réflexion plus profonde contrastent avec certaines phrases d’une rare complexité. Tous ces éléments, portés par l’excellent Roland Vouilloz, permettent d’exprimer les sentiments du personnage avec beaucoup de justesse, en montrant que sa pensée va plus vite que ses mots. D’où les ruptures et les sauts d’une réflexion à l’autre, sans transition.

Cette répétition se concentre beaucoup sur les intentions : le rythme des mots et des silences, le temps des respirations. Il faut caler tout cela avec la lumière et l’habillage sonore, les sons qui semblent sortir de son esprit. Le fil de la pensée de ce personnage joue avec tous ces éléments, qui se répondent entre eux. Tout est alors question d’interprétation, dans tous les sens du terme. Il faut d’abord interpréter, au sens d’analyser et de comprendre le sens des mots et les intentions qui vont avec. Il faut ensuite interpréter, au sens de jouer ces intentions pour les transmettre au public. Les choix de mise en scène, les intonations du comédien et sa gestuelle peuvent tout changer au propos et au fond de celui-ci. Une importance toute particulière est ainsi portée au choix du regard. Où porter celui-ci pour ne pas s’enfermer dans une mécanique dont on ne peut plus sortir par la suite ? Car Le bizarre est une adresse à un public imaginaire, comme on le fait toutes et tous lorsqu’on entre dans nos réflexions. Il faut donc trouver la partition idéale pour insérer cela dans la musicalité du jeu, des sons et de la langue, procéder tout en nuances et détails.

« J’ai maçonné des mots autour de mes tristesses »

Il y a, dans Le bizarre, une forme de vacance de la pensée, avec ce personnage qui erre dans cette réflexion qui le porte et qu’il peine par moments à rattraper. Entre un clown triste et un enfant candide, il essaie d’être normal, mais n’y parvient pas. Ses humeurs oscillent ainsi entre le flottement et l’étonnement. A-t-il conscience de toute la portée de sa pensée ? Tout se joue sur les paradoxes et les contrastes, et il faut dès lors trouver toutes les nuances de jeu pour l’exprimer. On se réjouit en tout cas de découvrir comment cela sera finalement retranscrit sur la scène, dès le 11 janvier.

Le bizarre, un spectacle à ne pas manquer et qui pourrait bien vous surprendre…

Fabien Imhof

Retrouvez cet article sur le blog du Théâtre Saint-Gervais.

Infos pratiques :

Le bizarre, de Fabrice Melquiot, du 11 au 16 janvier 2022 au Théâtre Saint-Gervais.

Mise en scène : Jean-Yves Ruf

Avec Roland Vouilloz.

https://saintgervais.ch/spectacle/le-bizarre

Photo : © Claude Dussez

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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