Les réverbères : arts vivants

Le blues du businessman

Jusqu’au 17 décembre, la Parfumerie accueille Plus jamais demain, un spectacle d’Angelo Dell’Aquila proposant le virage à 180° d’un trader qui n’en peut plus de cette vie. Entre rythme effréné et obstacles à surmonter, cette pièce a beaucoup à dire sur ce milieu de requins.

Al (Angelo Dell’Aquila) est trader. Il enchaîne travail et soirées en boîte de nuit. Surfant sur les crises mondiales successives pour s’enrichir, il semble avoir atteint le sommet. Mais un jour, tout cela ne tourne plus rond. Tiraillé entre l’appât du gain et une autre vie, plus lucide et en accord avec ses vraies valeurs, il voit un trou noir s’ouvrir dans son ventre. Plongeant dans son for intérieur, il fait la connaissance de Montagne (Charlotte Filou), qui va l’aider à tout remettre en cause et amorcer de tournant décisif de sa vie.

Rythme effréné

La première partie de la pièce ne laisse aucune place à la respiration : Al enchaîne les soirées et les journées de travail, accompagné des autres employés de la boîte – interprétés par les élèves de 3ème année de l’école Serge Martin. « Aujourd’hui, c’est déjà demain », lui répète-t-on inlassablement, comme une litanie qui illustre son quotidien. Ne jamais s’arrêter, toujours anticiper. Alors, sur scène, aucun moment de répit ne lui est accordé, les scènes se répètent. On a l’impression d’assister à Un jour sans fin : le réveille sonne, un café, brossage de dents, une douche, petit plaisir solitaire – le tour bruité à la bouche par les élèves de Serge Martin, pour amener un effet tragicomique à la scène. On enchaîne ensuite avec la journée de boulot : Al est aux commande, le boss étant parti skier, faire un safari ou assister à un Grand Prix de Formule 1. Les traders passent leur journée à répéter les mêmes actions : acheter, vendre, attendre le bon moment, faire éclater la bulle, sous la pression du petit bouton rouge validant les ventes… avant d’aller festoyer, en boîte, en consommant des produits de luxe et autres substances permettant de tenir le coup, et au lit. Avant que tout ne recommence !

Ces scènes répétées sont illustrés par les mouvements imaginés par Verena Lopes et reproduits par tou·te·s les protagonistes – Félicia Baillard, Léon Boesch, Fjolla Elezi, Amanda Gerber, Salma Gisler, Robin Nigon, Jérôme Pannatier, Adriano Rausa, Lucien Thévenoz, Liv Van Thuyne. Derrière leurs écrans, iels répètent les mêmes gestes, toujours à la même place. On a un sentiment de quelque chose de robotique, sans âme. S’ensuivent des interventions d’anticapitalistes, qui dénoncent les agissements des traders… avant de succomber et d’entrer dans ce monde, ou de le quitter définitivement. Les mouvements réglés des journées de travail contrastent d’abord avec les soirées, symboles des moments de relâchement, où la danse se veut plus libre. Pourtant, au fil des discussions avec le barman (Dimitri Anzules) et des fêtes à répétition, les traders ressemblent de plus en plus à des zombies, alors qu’Al a besoin de substances plus fortes et nombreuses pour tenir le coup…

Gravir une montagne

On le comprend alors, un tournant s’annonce. L’arrivée du trou noir qui grandit dans le ventre d’Al en est le signe le plus fort. Dans un premier temps, le trader a peur de tomber dedans : peur de l’inconnu, de décevoir le père dont il doit payer l’hypothèque… Mais la pression devient trop forte, et il finit par plonger dans son for intérieur, où il retrouve Montagne, une forme d’alter-ego intérieur, en désaccord complet avec sa vie. Lui qui pensait avoir atteint le sommet se retrouve face à une nouvelle étape, plus importante, à gravir. D’où le nom du nouveau personnage ?

Cette seconde partie s’avère plus calme, plus lente, moins sonore aussi : exit le bourdonnement de la fête, les voix qui répètent sans fin « acheter/vendre ». Place au dialogue entre Al et Montagne. C’est le temps de la réflexion, du changement, de la patience… Une forme de décroissance, celle-là même dont lui et ses collègues se moquaient un peu plus tôt ? Ce passage s’avère aussi plus fort en termes de symboliques. Alors que la vie d’Al était mécanique, répétitive, sans aucune place pour la réflexion, voilà que l’introspection domine. Plus jamais demain devient alors plus métaphorique. Pour preuve cette magnifique scène dans le noir, où seuls des masques de hiboux, menaçant, luisent. On n’en dira pas plus ici sur ce moment, de peur d’en gâcher la beauté et le sens, si fort.

Alors, on ressort du spectacle avec de nombreux questionnements, au sujet de ce qu’on veut être et faire, en contradiction avec ce qu’on attend de nous. Pourquoi ? Ne fait-on que reproduire des schémas et répondre aux attentes ? Quelles conséquences si on ne le fait pas ? La scène finale, où les parents d’Al apparaissent, donne un nouvel éclairage à ces interrogations. On se rappelle alors les quelques notes du Blues du businessman jouées à la flûte par Al, et les paroles qui s’y accolent : « J’aurai voulu être un artiste… »

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Plus jamais demain, d’Angelo Dell’Aquila, du 29 novembre au 17 décembre 2023 au Théâtre de la Parfumerie.

Mise en scène : Angelo Dell’Aquila et Charlotte Filou

Avec Dimitri Anzules, Angelo Dell’Aquila, Charlotte Filou, Verena Lopes et les élèves de 3ème année de l’école Serge Martin – Félicia Baillard, Léon Boesch, Fjolla Elezi, Amanda Gerber, Salma Gisler, Robin Nigon, Jérôme Pannatier, Adriano Rausa, Lucien Thévenoz, Liv Van Thuyne.

Photos : © Adriano Parata

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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