Les réverbères : arts vivants

Le choix du vide

Quand les rideaux noirs invitent le regard – Le Monde d’Albert Cohen – Montage de textes tirés de l’œuvre d’Albert Cohen – Compagnie X225 – Théâtre de l’Espérance, du 27 au 30 novembre.

La scène totalement vide du Théâtre de l’Espérance n’aurait pas déplu à Jean Vilar. Ce dernier estimait que le metteur en scène ne doit pas imposer trop fortement sa marque et que l’espace de jeu doit en faire tout autant. Par le choix du vide, en faisant vivre sur scène des personnages de Cohen, Philippe Lüscher porte le public à retrouver la pensée de l’auteur.

Pas un mot, des pas lents, des regards qui cherchent. Dès l’entrée des six personnages en costume d’époque, tous couverts de manteau et porteurs de valise… On comprend tout. La peur les a fait partir, la peur les a fait voyager, la peur les a accompagnés sur le quai de la gare… Les voici à Marseille. Et dès lors les images affluent tout droit sorties des films de Lanzmann ou Spielberg. On le sent, le public enrobe immédiatement les personnages de ses souvenirs pour certains, de sa culture pour d’autres. Un choix du vide qui porte à l’imaginaire. Découvrir ou retrouver les écrits de Cohen en puissant dans son monde intérieur pour les accompagner. Le choix du vide, c’est intelligent comme l’entier de la mise en scène enveloppée d’une création lumière qui l’est tout autant. (Adrien Laneau)

Le premier montage situe les personnages à Marseille. Le groupe de trois hommes, trois femmes, tente de retrouver du quotidien, un moyen de s’évader, de nier ou d’espérer. On parle des choses en mettant de l’importance sur ce qui ne l’est vraiment pas, tel le produit de détachant universel. Les personnages soulignent ces petits riens qui font la vie de tous les jours et qu’ils ont laissé.

Et c’est dans cette banalité qu’arrive le souvenir d’enfance de Cohen, où ce dernier se faisait traiter de youpin avec des mots plus brutaux encore. Ici, la troupe avec sincérité et engagement porte avec justesse cette capacité de nuire à l’autre entre deux boîtes de petits pois ou de cirage. « L’horrible force qui est capacité de nuire et dont l’ultime racine et sanction est l’ultime pouvoir de tuer.» Une autre face de la douce France que chantait Trenet.

Philippe Lüscher place les signets du spectacle avec des danses – folklorique ou p’tit bal du samedi soir (chorégraphie de Ana Gabriela Guilloud) – et corne les pages des changements d’époque avec les changements des costumes, parfaitement choisis par Catherine Bronimann. Ici aussi, l’imaginaire s’invite. Car derrière les robes et les costumes croisés, se retrouvent à nouveau des images, des récits, une époque. On entre dans des photos de Doisneau, Cartier-Bresson captant l’instant décisif du quotidien. C’est la force de ce spectacle qui « offre des moments joyeux, profonds, graves » comme l’écrit le metteur en scène.

Et donc, des pointes d’humour allègent le récit. Avec des situations burlesques autour du régime sans sucre d’une mère qui n’a vécu que pour son fils, et dont on sent les reproches que se fait ce dernier quand il pense à elle. Par le jeu de regards satisfaits de fonctionnaires onusiens, autour d’un taille-crayon qui produit les pointes de graphite parfaites ou d’une agrafeuse corvéable, telle une machine des Temps Modernes de Chaplin.

Ce montage autour de trois œuvres d’Albert Cohen : Ô vous frères humains, Le livre de ma Mère, Belle du Seigneur, se termine par une scène vide. Au théâtre, après la présentation, il ne reste rien, si ce n’est déjà le souvenir de ce qui a été vu. Le Monde d’Albert Cohen est à voir.

Jacques Sallin

Infos pratiques : Le Monde d’Albert Cohen – par la Compagnie X225, au Théâtre de l’Espérance, du 27 au 30 novembre 2024

Mise en scène : Philippe Lüscher

Avec Joe Bengui, Alberto Defferrard, Sonia Elkrief, Nathalie Hieniger, Lucie Ryckewaert , Mauro Viera

https://lemondedalbertcohen.ch/

Photos : ©Catherine Bronimann

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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