Le Cid comme un bon vin
Depuis 38 ans que Philippe Cohen nous offre son Cid improvisé, nous le dégustons à intervalle régulier comme on retrouve avec plaisir un vieux copain. À la Salle Centrale de la Madeleine, notre Rodrigue préféré se bonifie avec l’âge et se mue en pédago-improvisateur clownesque pour faire passer la pilule cornélienne.
En tant que comédien, il est rare et précieux d’avoir un seul-en-scène qui nous accompagne tout au long d’une vie. L’inusable Philippe Cohen a cette opportunité-là. Chance qu’il a construite et entretenue à l’aune de son immense palette de travail. Faire rire, interpréter, mimer, improviser, bruiter… ce diable d’homme semble savoir tout faire depuis la nuit des temps.
Qu’est-ce qu’on n’a pas écrit sur ce spectacle… Il n’y a qu’à voir les critiques sur le site de l’artiste. Plus de 300 représentations en France, en Suisse, en Belgique, au Québec… Le principe ? Avec une belle énergie et une pédagogie masquée sous l’humour, le protagoniste en question, nourri d’une bonne dose de dérision, nous raconte le grand classique de Corneille. Un hommage irrévérencieux et décalé dans lequel il campe tous les rôles avec panache.
Cela démarre sur les chapeaux de roue. Plateau vide et lumière de base. Aucun artifice. Juste le travail. Tout de suite, le comédien fait alliance avec le public en l’interpellant à bon escient. Les rires fusent d’emblée. En dépoussiérant le propos avec une bonne dose d’ironie, il nous entraîne alors dans un résumé très réussi du Cid à partir du personnage de Chimène et de son amoureux un peu-beaucoup imbu de lui-même. Une galerie de personnages nous est présentée, au premier rang duquel on retrouve le placide roi de Castille Fernand, ainsi que les pères des amants, l’élégant tueur Don Diègue et le repoussant Don Gomès. Savoureux.
Le début du spectacle est ainsi un vrai régal, ceci d’autant plus qu’on sent la jouissance un brin sadique du protagoniste à jouer avec le public à partir d’un rien. Bonheur à celui qui tousse et qui aura le droit à une petite improvisation post-covid pas piquée des hannetons. Délice aussi pour cet adolescent perdu dans une forêt de têtes blanches (les spectateurs vieillissent en même temps que l’artiste…) qui non seulement doit écouter à l’école (qui en prend au passage pour son grade) mais qui se retrouve ensuite à devoir venir écouter au théâtre ce qu’il n’a pas compris en classe, le pauvre…
Entrecoupée de ces délicieux moments de décrochage volontaire avec le public, les stances décalées du Cid continuent avec un protagoniste burlesque qui réussit le tour de force de nous instruire par le rire. Dans cette adaptation très libre et compacte de la tragi-comédie, Philippe Cohen parvient en effet à rendre digeste la volubilité chevaleresque du grand dramaturge. Et quel talent dans le mime, dans la précision d’un geste signifiant qui campe un personnage, une humeur ou le placement d’un mur invisible. Le tout participant ainsi à une mise en pièces démontant en bonne et due forme du chef-d’œuvre cornélien pour mieux saluer le génie de son auteur.
Arrive toutefois le moment où, malgré la proximité feinte avec le grand « Pierrot » du XVIIe siècle, celui-ci fait un procès (coutumier à l’époque) à notre protagoniste du XXIe. Voici alors ce dernier interdit de jouer le texte du premier et dès lors contraint à improviser une pièce alternative. La marche est haute. Trois mots sont ainsi demandés à trois personnes dans la salle ciblées par une poursuite de lumière digne de la Stasi. Ce soir-là : observatoire, clé et anacoluthe. On a même frisé l’inévitable anticonstitutionnellement…
L’improvisateur entre alors en scène pour broder une improbable alternative à l’histoire du Seigneur de base (Le Cid, donc, sic). Il se donne comme exercice d’intégrer les trois termes susmentionnés dans la vie de Rodrigue et Chimène tout en respectant, autant que faire se peut, rimes et alexandrins. Et on ne peut pas dire que cela ressemble à une sinécure tant le résultat – c’est la loi de l’impro – s’avère aléatoire. Ainsi, malgré quelques fulgurances associatives dont le protagoniste a le secret, force est de constater que le spectacle s’allonge alors dans un rythme moins soutenu.
Peu importe. On ne boude pas son plaisir d’assister une nouvelle fois à une performance qui fait partie du patrimoine culturel local. Philippe Cohen, au même titre qu’un·e Joseph Gorgoni, Claude-Inga Barbey ou encore Brigitte Rosset, vieillit comme le bon vin et ressemble à une de ces vieilles tantes putatives qu’on retrouve avec plaisir lors des réunions familiales… et qui a toujours une bonne histoire à nous raconter.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Le Cid improvisé, de et avec Philippe Cohen à la Salle Centrale Madeleine, du 14 au 16 novembre 2024.
Photos : © DR et Cit Cat