Protocole : Dans le puits de mes nuits (1)
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, c’est Yann Coutaz qui prend la plume. Il nous livre la première partie d’un protocole d’écriture qu’il a mis en place. Son but ? Observer ses songes pour en tirer la matière d’une histoire. Cap sur la nuit, les rêves et les mots qui en découlent.
Bonne lecture !
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Protocole d’écriture : exposition du procédé
Les yeux encore collés à la nuit, encore, encore un peu, mais non c’est toujours le même vacarme qui vient mettre fin aux jours de ce moi noctambule. Vacarme détestable qui sonne l’émersion, le passage du merveilleux fluide à la surface trop nette, trop claire, trop uniforme.
Crac, le dos qui craque alors que mes doigts aveugles se saisissent du dictaphone et que ma voix pâteuse s’enclenche comme venant d’ailleurs, elle porte encore les accents graves de ma grotte de sommeil, étrange cette voix, mais primordiale : elle rapporte le rêve ou ce qu’il en reste, la précieuse relique.
À écouter, c’est pénible : un scarabée bègue au débit baleinier. Mais une fois le rêve posé sur la feuille, j’ai enfin ce que je cherchais. C’est d’abord un amas de mots mal agencés – la retranscription exacte de l’enregistrement –, que je mets ensuite « au propre », sans la dénaturer.
Chaque rêve est alors transformé en un bloc de texte, qui lorsqu’on les assemble forment une mosaïque aux parois imperméables. Il s’agira ensuite de composer une fiction en puisant dans la seule matière brute des rêves, afin d’obtenir un récit qui, tout en gardant une dimension onirique, trouve un fil conducteur, une certaine cohérence.
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La fiction : Morphée tortionnaire (partie 1)
- Je hais la liberté, je rends mon libre-arbitre.
Douce ironie, que mon dernier choix ait été celui-ci. Ces paroles fatales et réfléchies, solennellement prononcées hier face au Tribunal Divin des Affaires Terrestres (TDAT), ont définitivement réglé mon cas. En chair et en os, présidant l’assemblée, dieu siégeait face à moi. Lorsqu’il[1] m’a entendu parler, il a d’abord enfoui sa tête entre ses mains pour résorber un profond agacement, avant de me fixer d’un air profondément agacé. Puis, gravement, il a pivoté du chef, échangé un regard entendu avec son assistant, soupiré, et m’a dit :
- Monsieur, vous êtes un imbécile.
J’imagine qu’un humain standard aurait été désolé d’apprendre cela d’une source si sûre. Mais voilà : je suis spécial. Spécialement con, peut-être. Toujours est-il que je n’ai pas sourcillé. J’attendais, borné dans ma passivité, me reposant sur ma nonchalante lassitude de mollusque. Tout au long de ma vie, je me suis arrangé pour justifier mes erreurs par un solide raisonnement déterministe qui évacue toute idée de responsabilité personnelle. Je ne le rapporterai pas ici, de peur qu’il ne se propage comme la peste noire. Par A + B, ma liberté est évincée : voilà donc ma devise, ma formule magique. Au cas où, je la gardais sous le chapeau pour me dédouaner de la catastrophe qui m’avait conduit ici.
Après quelques minutes de silence protocolaire (durant lequel j’étais supposé me repentir de mes péchés, ou du moins ressentir le poids de la culpabilité), j’ai pris conscience qu’on attendait de moi une réaction, quelle qu’elle soit. J’ai opté pour l’insolence.
- Je suis un être contemplatif. Un rêveur. Nul ne peut aller contre sa nature.
Un vent de malaise s’est diffusé dans l’assemblée, a levé un sourcil, puis un autre et encore un autre. Quelques toussotements ont vainement tenté de le dissiper. Quelle charmante tournure pour justifier mon inertie, j’en étais presque fier. Dieu n’était pas du même avis.
- Bien. Vous subirez alors le châtiment onirique, spécifiquement conçu pour les rigolos de votre espèce. Vous serez exaucé : vous verrez l’effet que cela fait. Renier sa liberté n’est pas sans conséquence. Morphée, occupez-vous de lui. La séance est levée.
Je l’ai trouvé bien expéditif pour un juge réputé impartial. Plaider ma cause m’a paru indispensable : j’ai sorti une seconde carte.
- Prenez pitié d’un pauvre petit pantin…
Un feu de mépris s’est allumé dans ses yeux foudroyants.
- Vous êtes un clown. Ici, on ne tombe pas dans le panneau des fausses victimes. Quant à vos allitérations poisseuses… Hors de mes oreilles. Vous feriez mieux de ravaler ce concentré d’inepties avant qu’il ne moisisse davantage.
Cette réponse cinglante m’a plu. Pour une fois et à juste titre, on me remettait à ma place. Avant, ma rhétorique de bas étage fonctionnait, et j’en ai toujours éprouvé une certaine répulsion. Un peu de justice ici : bon point. La vérité semblait importer. C’est alors que j’ai senti une pointe d’appréhension me chatouiller de l’intérieur. Si, après quelques paroles échangées avec lui, je commençais à le trouver juste, ma punition pouvait l’être aussi… L’arrivée de mon tortionnaire a coupé court à mes réflexions.
Morphée est taillé comme un roc : bercer tous les dormeurs du monde demande bien du calcium (il paraît que seul Atlas le bat au bras de fer). Il s’est saisi de moi comme d’un sac de patates, par la cheville, et m’a trimballé jusqu’aux ascenseurs. Comme musique d’ambiance, on y diffusait à faible volume l’Introitus du Requiem de Mozart. Un peu cliché, mais ça fait son effet, me disais-je alors que les portes se fermaient, inéluctables. Nous étions au rez-de-chaussée ; j’espérais ne pas descendre trop bas.
J’ai appris durant ce trajet que, même pour un dieu, l’épreuve de l’ascenseur aux côtés d’un inconnu est un calvaire. Immobile, fixant le mur nu avec insistance, Morphée n’a pas dit un mot. Nous commencions à suer d’impatience lorsqu’enfin, la voix automatique nous a libérés : sixième sous-sol, les Enfers. Attention à la marche.
Je m’excuse d’avance d’avoir à salir l’image de ce lieu mythique, mais j’estime tout simplement qu’il faut dire ce qui est. J’ai été accueilli par une saisissante odeur d’urine. Morphée, sans doute traumatisé par le silence de notre descente, a délié sa langue et s’est improvisé guide touristique. Il a logiquement commencé par m’expliquer l’origine de cette nauséabonde senteur :
- Ce bon vieux Cerbère boit trois fois trop, mais ce n’est pas lui le principal responsable. Regardez par là-bas, c’est la file d’attente. (En plissant les yeux, je distinguais vaguement à travers la brume un immense serpent humain). Certains sont là depuis plus d’un mois. Régulièrement, ils vont uriner dans le Styx, certains le font même directement sur place. Dans cette fournaise, l’évaporation est quasi instantanée, ce qui crée une sorte de sauna constamment renouvelé. Hadès n’y voit aucun inconvénient : il trouve que ça donne le ton. On pourrait croire qu’attendre dans la queue est plus agréable que ce qui nous arrive une fois à l’intérieur : rien n’est moins sûr. La tension atteint là un niveau extrême, entre les cris, les pleurs et la chaleur suffocante, le tout sans savoir sur quel brasier on finira par rôtir. Sonia, qui s’occupe des entrées, est en fait assez rapide d’exécution ; c’est plutôt du côté des futurs résidents que ça traîne, on a rarement affaire à des flèches. Pour la plupart, c’est un choc d’apprendre l’existence des Enfers, et ils regrettent de ne pas avoir questionné plus profondément le nihilisme radical qu’ils tenaient là-haut pour évident.
J’ai hoché la tête, ne sachant quoi répondre. J’étais pétri de dégoût. Fort heureusement, Morphée m’a tendu une carte et m’a indiqué le chemin à suivre pour atteindre le secteur des « Beaux rêves », lieu de ma punition ; il m’y retrouverait plus tard. Déjà las, je me suis mis en route.
Yann Coutaz
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Photo : © juanitosaa
[1] Dieu a évidemment eu un droit de regard sur ce manuscrit. L’abus de majuscules l’irrite, d’où leur absence. N’y voyez donc pas une quelconque forme de blasphème.