On a trop déconné, pardon
Qu’est-ce qu’on applaudit à la fin ? La performance des artistes ? L’originalité de la scénographie ? Le suicide de deux enfants et de leurs parents ? La résilience d’une adolescence ? C’est rare de se poser ce genre de questions aux saluts d’un spectacle. Il faut dire que Familie, le dernier OTNI[1] du metteur en scène suisse Milo Rau exhibe avec tant de crudité et de réalisme les effrois contemporains de nos sociétés que rien ne nous est épargné. À voir à la Comédie. Armé d’un xanax et d’une forte dose de relativisme.
Partir d’un fait divers réel pour explorer les affres de la psychologie humaine, voici une manière privilégiée par l’auréolé helvète Milo Rau. Dans ce spectacle, il s’agit donc du suicide, sans mobile apparent, d’un couple et de leurs deux enfants, les Demeester, à Calais, en 2007[2].
Questionnons tout d’abord le choix de faire jouer ce drame par une vraie famille, les Miller-Peeters. En effet, les quatre acteur·ice·s sur le plateau sont, dans leur vie privée, père, mère, mari, femme, enfants et sœurs. La porosité est encore plus grande lorsque, comme il est dit dans le programme, les histoires de deux familles se confondent dans la banalité des gestes quotidiens et la fiction finit par troubler la réalité. Pour quelles raisons les Miller-Peeters commentent-ils la tragédie tout en la jouant ? Louisa Peeters, l’aînée des sœurs, est créditée au générique pour les costumes. Elle dit d’ailleurs sur scène qu’elle aime faire des jolis vêtements alors qu’on comprend que ce sont les Demeester qui se sont bien habillés pour la fatale circonstance… Et surtout, afin d’accentuer le trouble, cette même Louisa est la seule qui se confiera au public en expliquant qu’elle aussi a eu des pensées suicidaires. On peut alors se demander si le projet du spectacle qu’on est en train de voir a permis aux Miller-Peeters de se tirer d’un bien mauvais pas…
Les croisements de trajectoires entre les deux familles rythment ainsi l’ensemble de la pièce. Qui joue qui ? Une authentique famille qui campe un drame véridique. Une adolescente suicidaire à la ville qui se sauve en interprétant une adolescente suicidaire sur scène. Un témoignage « Miller-Peeters » qui se mêle à une enquête « Demeester ». Une fiction réelle. Un quasi-monde que n’aurait pas renié Ernest Hemingway, le maître du mentir-vrai.
Milo Rau est ainsi connu pour brouiller les pistes en choisissant des sujets anxiogènes et en les traitant avec un jusqu’au boutisme qui frise l’insupportable. Il y a dans le parti pris de mise en scène une volonté claire de placer le public dans une position de voyeurisme. On entre dans l’intime du quotidien d’une tribu. Les parents s’enferment à la salle de bains pour faire l’amour. Les filles révisent leur vocabulaire d’anglais en regardant des vidéos. La mère colle les photos d’une vie en écoutant Léonard Cohen. Le père prépare des fruits de mer pour le repas du soir. Les regards silencieux pèsent lourd. Très vite, une chape de plomb dépressive monte dans les gradins au fur et à mesure que l’on comprend l’inéluctable en marche.
La gêne n’est pas tant dans l’abord de la thématique que dans la volonté de tout montrer, jusqu’à ces quatre corps suspendus à la poutre de la véranda. Est-ce nécessaire de heurter jusque-là ? Quel est le message ? Pour le public lambda… et pour celles et ceux qui seraient attiré·e·s par le fait de s’ôter la vie ? Le fait est que, du début à la fin, les spectateur·ice·s sont laissé·e·s sans aucune clé pour comprendre ce quadruple suicide, excepté un petit mot laissé pas la mère : On a trop déconné, pardon. En cela, la pièce se conforme strictement au fait divers qui avait défrayé la chronique.
Tout le spectacle est construit autour de l’enchevêtrement narratif entre les deux familles, celle qui joue le drame et celle qui l’a vécu. Le trouble est continu, captivant, dérangeant. Sous la normalité d’une soirée comme une autre, Milo Rau explore une violence qui sourd dans les non-dits entre parents et enfants. Dans le secret de l’intime, quelque chose d’irréparable s’est cassé entre eux. Et en eux. Pourtant la façade tient : une jolie maison avec des briques rouges, un rang social bien valorisé, un compte bancaire garni. Mais alors qu’est-ce qui peut pousser une famille entière à se suicider ? Une éco-anxiété généralisée ? La honte d’un échec professionnel ? Des déboires amoureux ? Le renfermement sur le foyer nucléaire par peur du monde extérieur ? Est-ce que cela vaut vraiment la peine de continuer à vivre cette terrible chance d’exister[3] ? Et si nous choisissions notre sortie de scène ? Vertige…
Il y a quelque chose qui ressemble à une prise d’otages du public dans une histoire que celui-ci n’a peut-être pas envie qu’on lui raconte de cette manière sordide. Sur scène, la maison aux parois vitrées permet en effet une vision exacerbée du moindre mouvement des protagonistes. Le malaise est amplifié par l’usage de la vidéo retransmise sur un grand écran surplombant le pavillon bourgeois. Quelle impudeur dès lors à visionner malgré nous les gros plans sur les confidences et autres turpitudes existentielles des personnages. L’émotion ressentie est puissante, qu’on le veuille ou non.
À noter que l’ensemble est soutenu par une forme artistique impeccable. Tout est maîtrisé. Les comédien·ne·s, on l’aura compris, sont criant·e·s de vérité. Les lumières sont crépusculaires à souhait. La bande-son alterne entre un cœur collectif qui bat encore pour quelques temps et l’immuabilité des chants d’oiseaux qui résonnent depuis le début du monde. Et la caméra à vue nous immerge bien entendu au plus près du drame.
La salle rallumée, cela donne donc la sensation d’avoir été face à un objet théâtral non identifié. On est mal à l’aise d’applaudir, par crainte que cela soit pris comme une adhésion à l’issue morbide à laquelle nous venons d’assister. Cela n’empêche pas les quatre comédien·nes de revenir tout sourire saluer le public. Quelle étrange sensation. Encore une fois, Milo Rau défraie la chronique avec un événement artistique déroutant. Qu’on adhère ou non à cette mise en visibilité extrême des violences ordinaires, on ne peut pas en ressortir indifférent. Et le traumatisme de l’image finale hantera longtemps le souvenir de ce spectacle à nul autre pareil.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Familie, de Milo Rau à la Comédie de Genève, du 13 au 16 novembre 2024.
Mise en scène : Milo Rau
Avec An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters et Louisa Peeters
Photos : © Michiel Devijver
[1] Objet théâtral non identifié
[2] https://www.lefigaro.fr/actualites/2007/10/05/01001-20071005ARTFIG90265-coulogne_le_pacte_suicidaire_aurait_ete_muri_de_longue_date.php
[3] Frankétienne