Le coût d’une vie
« … il savait qu’il était témoin d’une injustice qui enverrait des milliers de gens au hachoir, trop fauchés pour acheter, trop fauchés pour payer le fait d’être trop fauchés pour acheter. » (p. 19)
Vivre n’a jamais coûté aussi cher. Dans le roman dystopique 84K de Claire North, auteure britannique, « l’homme appelé Theo Miller » (p. 7) le sait, car il est auditeur des crimes, un travail qui consiste à calculer des indemnités, le prix que les plus riches devront payer s’ils veulent commettre des délits en toute impunité, et celui dont les plus pauvres auront à s’acquitter s’ils veulent éviter un séjour au hachoir. Il sait aussi qu’il doit faire profil bas s’il ne tient pas à terminer lui-même sur le bureau d’un collègue, comme un dossier dont il faudra estimer un montant impressionnant pour quelqu’un en apparence sans histoire. Le meurtre d’une amie d’enfance va toutefois remettre en cause cette image d’employé exemplaire et réservé.
C’est à travers ce personnage, énigmatique par son identité discutable, qu’est contée l’histoire de 84K. Il fait preuve d’une troublante passivité vis-à-vis du monde qui l’entoure, subissant sans broncher. Son indifférence semble simplement défensive au départ, mais il demeure de marbre même lorsqu’il sort de sa zone de confort et commence à s’attirer des ennemis. Cette impassibilité à toute épreuve force l’admiration pour cet homme qui se bat contre la Compagnie, la société qui a le contrôle sur tous les domaines, et pour les personnes qui lui sont chères.
L’écriture particulière du roman le rend également attachant. Bien que la narration soit prise en charge par un narrateur omniscient et non par le personnage lui-même, l’impression d’être dans sa tête est presque constante. Il arrive que sa voix se mêle à celle du narrateur pour raconter des souvenirs ou des pensées, ce qui rend Theo vivant et apporte une touche de réel. Cet effet est renforcé par la mise en page du texte qui peut être très spéciale. Des passages sont hachés, restitués comme un flux de pensées naturel, incessant, sans ponctuation, et fragmentés par des sauts à la ligne soudains au milieu des phrases. Certains dialogues aussi, notamment les longues prises de paroles, sont écrits de cette façon qui a quelque chose de très vraisemblable. Déroutante au premier abord, cette écriture n’en est pas moins efficace et participe à la crédibilité de l’univers. L’usage des temps verbaux a aussi sa singularité. Le passé domine tout au long du récit, mais, parfois, du présent surgit et il n’est pas toujours évident de lui donner un sens, étant donné qu’il n’apparaît pas nécessairement à des moments significatifs. Il prend néanmoins part au mystère qui accompagne les lecteurs.trices dans l’intrigue.
En résumé, 84K est un voyage captivant dans une société fictive mais réaliste qui donne à réfléchir sur le futur de notre propre société.
Lauréline Ricci
Références : Claire North, 84K [2018], trad. de l’anglais (Grande-Bretagne) par Annaïg Houesnard, Paris, édition Bragelonne, 2021, 511 p.
Photo : ©Lauréline Ricci