Le désir est manque
Ce que l’on n’a pas, ce dont on manque est objet de désir[1] ? – Dans la solitude des champs de coton – de Bernard Marie Koltès – au POCHE/GVE, jusqu’au 17 novembre.
Dans la solitude des champs de coton. Ce texte est un monstre, tel l’Oiseau de Brancusi en sculpture, Voyage au bout de la nuit en littérature ou Impression soleil levant en peinture. Un objet de l’art, donc né de la passion des hommes, vu par la fulgurance d’autres. Et tellement que les personnages ne portent pas de nom, puisqu’il s’agit pour l’auteur de tout le monde, donc de personne en particulier. L’un vend (Laurent Sauvage) l’autre est un client possible (Fred Jacot-Guillarmod). Cette rencontre s’invite par le plus pur des hasards dans un espace totalement vide, c’est-à-dire, n’importe où.
La mise en scène de Maya Bösch tel un duel impressionne. Le jeu puissant des deux comédiens tout autant, et dès lors, des images, des traces de vie sortent des mémoires lors de chaque tirade. Un duel où chacun des deux protagonistes peut changer son arme à loisir lors des monologues. Le public, assis de deux côtés de la scène, à l’image d’un stade antique, observe un échange très animé entre deux personnages.
Le vendeur, en costume et chemise bleue – respect de la clientèle oblige, possède ce que n’importe quel quidam peu désirer. Il a de tout et même plus encore, prêt à satisfaire tous les désirs. Le client, un peu débraillé, n’a pas vraiment de désirs, ou alors des vieux ou des tout neufs, pas vraiment clairs. Cela se rapproche d’une balade le long des commerces en vacances, le long des restaurants, d’un salon d’exposition. L’indécision du client est à transformer en désir, c’est l’art du vendeur. Avec cette situation, le spectacle se construit en évoquant, avec un texte ciselé, l’arrière-monde du client, la palette possible de ses sensations. C’est subtil, c’est précis, cela parle et marche sur une crête. Vendra, vendra pas, achètera, achètera pas ? Ils sont interdépendants.
L’arrogance du client, de l’acheteur tient à cette capacité à dire non sur le ton qu’il lui plaît. Un non poli, un non dédaigneux, un non évasif, un non muet, des nons sans merci. Des nons qui volent tels des pigeons d’argile, charge au vendeur de s’adapter. La tension du vendeur, le trac peut-être, face à celui qui passe qui doit faire fi des humeurs, s’adapter rapidement s’il veut pouvoir vendre, soit : créer du désir. Comme tout bon vendeur, il possède sa boîte à arguments.
L’arrogance du vendeur tient à cette disposition de présenter sa marchandise sous l’angle le plus efficace. Une vente mielleuse, une vente forcée, une vente à la sauvette. Le ressenti désagréable du vendeur qui vous tombe dessus, considérant qu’un court arrêt est le début du désir. De part et d’autre, des phrases qui claquent.
La tâche n’est pas simple dans cet échange. Platon le disait : « Le désir est manque » et le bonheur consiste à ce que le désir soit comblé. Le client a le choix, il peut satisfaire son désir ou non et visiblement déteste être forcé. Le vendeur n’a pas le choix, il doit satisfaire son client pour que son désir ne devienne pas manque.
La tension monte dans les échanges et tellement que le public respecte un silence profond, attentif au texte, à la situation… il pourrait se passer quelque chose. Et quelque chose arrive dans cette subtile mise en scène. Les deux hommes se rapprochent, la puissance des mots s’exprime par les poings, les mains, le corps… Pas de passage à l’acte, mais la volonté d’en découdre s’impose.
Le duel reprend, les deux hommes s’affrontent, mais ne se rencontrent jamais. L’échange n’aura pas lieu. Le client part les mains vides sans regret, il ne désirait pas vraiment les remplir. Le vendeur ferme la boutique, son comptoir, ses poches sans regret. Une vente ratée… c’est tous les jours.
Jacques Sallin
Infos pratiques : Dans la solitude des champs de coton – au POCHE/GVE, du 4 au 17 novembre 2024.
Mise en scène : Maya Bösch
Avec : Fred Jacot-Guillarmod, Laurent Sauvage
Photos : ©Christian Lutz
[1] Platon