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Le dessin en première ligne : de Tunis à Berlin

L’Histoire, avec sa grande hache (comme dirait Georges Perec), racontée en BD ou en caricature… ça vous tente ? Si c’est le cas, voici des ouvrages à ne pas manquer : Kersten, médecin d’Himmler (vol. 1 et 2), scénarisés par Patrice Perna et dessiné par Fabien Bedouel), et Willis from Tunis. 10 ans et toujours vivant !, de la dessinatrice de presse Nadia Khiari.

Voilà un moment que je voulais vous parler de ces livres : ils trônaient dans ma bibliothèque depuis le Salon du Livre en ville, organisé à Genève en octobre 2021. À cette occasion, je devais animer une rencontre à la librairie L’Olivier, qui abrite l’Institut des cultures arabes et méditerranéennes (ICAM). Un lieu accueillant, débordant de conseils de lecture, où on vous accueille et vous aiguille avec une générosité en or. Intitulée « Témoigner par tous les temps, raconter l’Histoire, le dessin en première ligne ! », la rencontre devait réunir la dessinatrice tunisienne Nadia Khiari, ainsi que le scénariste français Patrice Perna. Ce dernier ayant eu un contretemps, c’est donc avec Nadia Khiari que j’ai passé une heure d’entretien – une conversation à bâtons rompus, retransmise en direct sur la chaîne Youtube de l’ICAM.

Willis from Tunis : un chat et du jasmin

De Nadia Khiari, je retiens la joie de vivre, la verve et la lucidité. Depuis plus de dix ans, cette dessinatrice de presse observe l’évolution de son pays, aux lendemains de la révolution du jasmin de 2010-2011. Tant d’espoirs, alors, avec la fin de la dictature de Ben Ali ! Force est de constater que, dix ans après, les choses n’ont que peu bougé : la Tunisie est plus que jamais victime de la corruption, les régimes s’enchaînent et se ressemblent, les politiques se soucient plus de leurs intérêts que de la population, la liberté d’expression n’a de liberté et d’expression que le nom… Nadia, en tant que dessinatrice de presse, n’a pas voix au chapitre dans son propre pays – où il faut marcher dans le rang et ne pas faire de vague. Qu’importe, elle dessine pour l’international, reçoit des prix prestigieux… ne ferme pas son stylo, ne ferme pas sa gueule. Elle met en lumière, dénonce, explique, rigole, fait réfléchir – grâce à un personnage né sur les réseaux sociaux, à l’aube de la révolution : le chat Willis.

« C’est durant le couvre-feu de la nuit du jeudi 13 janvier 2011 que naît le personnage du Chat Willis. À la télévision, le président Ben Ali clame son innocence et nous promet tout un tas de trucs pour calmer la colère de la rue. L’une de ses promesses est la levée de la censure sur les médias et le net. Je le prends au mot et publie mon premier dessin sur Facebook. Le lendemain, après vingt-trois ans de pouvoir absolu, il quitte la Tunisie pour ne plus jamais y revenir. Mais il nous laisse son système. Le goût enivrant de la liberté et le soutien des internautes me portent et je n’arrête plus, depuis, de dessiner. » (p. 8)

Le chat Willis est donc né de cet appel d’air qui a suivi la révolution, quand tout semblait possible. C’est sans doute ce qui lui permet de conserver une certaine poésie, même quand il fustige les situations les plus violentes – comme lorsqu’il regarde le ciel étoilé suggérant le drapeau tunisien, le 21 janvier 2011, lors des trois jours de deuil national en mémoire des martyrs de la révolution. Willis est un chat qui évolue dans un monde de chats, car Nadia Khiari « félinise » l’ensemble de ses personnages, mettant moustaches et oreilles pointues aux politiciens qu’elle caricature et qu’on reconnaît sans peine (ainsi, l’actuel président Kaïs Saïed). Wilis prend ainsi le pouls de la Tunisie : les changements de régime successifs (avec, par exemple, la montée au pouvoir du mouvement islamiste conservateur Ennahdha), l’évolution de la société et des mœurs, l’économie (et son trio gagnant : chômage-inflation-corruption), les questions environnementales, la pandémie actuelle, la vie quotidienne. Si ses attaques sont souvent féroces (comme peuvent l’être celles d’un véritable chat), elles ne se révèlent jamais gratuites ; elles suscitent une réflexion critique personnelle, tout en ouvrant la porte au dialogue avec celles et ceux ne partageant pas le même avis. Willis from Tunis. 10 ans et toujours vivant !, c’est donc une rétrospective d’une décennie de travail, au plus près du réel et de l’actualité tunisienne. C’est une sélection des dessins les plus parlants de Nadia Khiari, classés par dates et émaillés d’explications qui retracent le fil de l’évolution de la Tunisie depuis 2011. À lire, à rire et à méditer sans modération.

Felix Kersten : pacte avec le Diable ?

Si la vie de Felix Kersten est bien différente de celle du chat Willis, elle s’est également déroulée sur le fil de la hache de l’Histoire. Felix Kersten (1898-1960) est un médecin en thérapie manuelle et un masseur finlandais. Il est le héros de la bande dessinée historique en deux volumes, scénarisée par Patrice Perna : Kersten, médecin d’Himmler. Basée sur des faits avérés, l’intrigue se déroule à deux époques différentes : réfugié à Stockholm après la Seconde Guerre mondiale, Kersten y fait une demande de naturalisation… qui est rejetée. La raison ? Son implication auprès du régime nazi durant la guerre et les liens privilégiés qu’il entretenait avec le chef des SS, Heinrich Himmler. Le fait qu’il ait sauvé des camps plusieurs milliers de prisonniers n’y change rien : il n’est plus le bienvenu en Suède.

« Vous ne vous en sortirez pas comme ça, Kersten. La Suède ne sera pas votre terre d’exil… Nous vous laissons un mois pour quitter le territoire avant qu’un tribunal ne soit constitué. » (p. 5)

Entre passé et présent, le scénario de Patric Perna et les dessins de Fabien Bedouel reconstituent le destin de Kersten : son rôle durant la guerre (que Joseph Kessel a décrit dans une biographie romancée parue en 1960, et que l’historien français François Kersaudy a mis en lumière en 2021[1]) et le lent processus de sa réhabilitation en Suède après 1945. Tout commence le 10 mars 1939, six mois avant l’attaque de la Pologne. À Berlin, Kersten rencontre Heinrich Himmler, qui désire l’engager comme médecin personnel.

« Merci d’être venu, docteur. J’ai beaucoup entendu parler de vous. Peut-être soulagerez-vous les douleurs d’estomac atroces qui me transpercent jours et nuit. Aucun médecin d’Allemagne n’y est parvenu, mais on m’a assuré que vous obteniez des résultats miraculeux. » (p. 7)

D’abord frileux, Kersten se voit dans l’obligation d’accepter – d’autant plus que les massages qu’il prodigue à Himmler (d’après des techniques de pression manuelle apprises auprès du Dr. Kô, un lama tibétain) portent leurs fruits. Kersten ne tarde pas à se rendre compte que son rôle auprès de Himmler lui confère une position enviable… et dangereuse. Dans un périlleux exercice d’équilibrisme, il va user de son influence pour obtenir la libération de prisonniers, mais se rend compte qu’on le surveille de près et qu’on en veut à sa vie…

Magali Bossi

Références :

– Nadia Khiari, Willis from Tunis. 10 ans et toujours vivant !, Tunis, Elyzad, 2020, 295 p.

https://www.facebook.com/people/WillisFromTunis/100044356041464/

https://www.icamge.ch/

– Patrice Perna (scénario), Fabien Bedouel (dessins), Kersten, médecin d’Himmler, 2 vol., Paris, Glénat, 2015.

Photos : © Magali Bossi

[1] Voir Joseph Kessel, Les Mains du miracle, Paris, Gallimard, 1960 et François Kersaudy, La liste de Kersten – Un juste parmi les démons, Paris, Fayard, 2021.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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