Le jour où le colibri a atterri dans l’arbre
Rencontre avec Patrick Mohr pour l’événement culturel, écologique et social La forêt parle qui réunit depuis trois ans plus de 20’000 spectateur·ice·s, petits et grands. Point d’orgue à partir de ce mercredi à la Parfumerie avec des spectacles, des contes, des ateliers, mais pas que… Suivez l’oiseau, d’arbre en arbre.
Comment ça a commencé… ?! Une question, une seule, et voilà l’ami Patrick, intarissable diseur, lancé avec passion dans le récit d’une nouvelle aventure extraordinaire dont il a le secret :
« Comment ça a commencé ? Tu sais, j’ai toujours aimé grimper aux arbres. Enfant, je passais tout le temps que je pouvais accroché aux branches des hêtres et des cèdres de mon quartier. Et j’avais un rapport très fort avec un orme, celui de la place de la Taconnerie où j’habitais. Je passais des heures à le regarder juste en face de ma fenêtre. Un jour, il a été ravagé par la maladie de la graphiose. On a dû le couper. J’ai été très triste. Et, dans ses racines, on a trouvé un couple de squelettes… Alors on s’est souvenu que la colline de la Vieille-Ville était jadis un lieu sacré où on enterrait les gens en plantant des arbres sur les tombes…

Et j’ai grandi… et jusqu’à mes soixante ans, plus personne ne m’a parlé des arbres, tu te rends compte ? Le constat c’est qu’ici, avec notre façon de vivre, on a perdu la connaissance des arbres, celle des peuples autochtones et même des Celtes qui avaient un alphabet des arbres… Et un jour, je suis tombé sur un livre de Peter Vohleben : La vie secrète des arbres. Sa lecture a agi comme un déclencheur… J’étais fasciné… Tout un monde enfoui s’ouvrait de nouveau à moi… Cela m’est apparu comme une évidence : le théâtre, et plus spécialement le conte, pouvait à l’évidence recréer du lien entre les humains et le monde végétal. Il y a tant de récits, partout et depuis la nuit des temps, qui chantent les louanges des arbres.
Alors j’ai réuni un collectif de passeuses et passeurs d’histoires pour tous les publics. Chacun·e a développé deux heures de contes pour jouer dans les écoles, dans les classes, dans les parcs et forêts… On a créé pour cela des partenariats avec le Département de l’Instruction Publique, le Département des Finances, de l’Environnement et du Logement du canton ainsi que le Service des Espaces verts de la Ville de Genève. On a ainsi fait des dizaines de baptêmes d’arbrisseaux : des catalpas, des caroubiers, des séquoias, des chênes roux… et même des micros-forêts. A chaque nouvel arbre planté, le public présent écrivait des petits mots qu’on suspendait aux branches puis on reliait le nouvel arbre à ses voisins adultes, pour symboliser la connexion… Tu sais que si la canopée est impressionnante, les racines sous la terre créent des rhizomes bien plus grands ? L’essentiel est invisible pour les yeux…

On a ainsi travaillé avec plein de classes et d’associations qui sont devenues des marraines d’arbres. L’idée était donc de connecter aussi l’humain au végétal, de découvrir la symbolique de l’essence, de développer l’intimité d’un lien, de sentir la vertu de prendre soin des arbres comme les arbres prennent soin de nous, comment ils nous soignent… d’ailleurs sais-tu qu’en wolof, le mot arbre se dit garab…? Et que c’est le même mot qu’on utilise pour parler d’un médicament…
Au fur et à mesure que le projet se développait, il était évident que nous avions, de manière simple, trouvé une manière puissante de dire que l’humain fait partie de la nature et ne doit pas la regarder comme s’il était extérieur à elle[1]. L’idée était si fluide, tellement dans l’air du temps, que nous avons pu l’exporter sans peine jusqu’au Sénégal dans le cadre d’un projet théâtral que nous menons dans ce pays depuis dix ans. Là-bas, nous avons planté plus de 2000 arbres, c’était trop bien. Et c’est comme si le projet ne voulait pas s’arrêter…
L’année passée, en mars 2023, nous avons organisé à Genève une grande Fête des Racines qui a réuni des publics très variés, plusieurs communautés, des conteurs, des enfants, des personnes en situation de handicap, des personnes en situation de migration… Tu vois, pour des nouveaux arrivants, être parrain ou marraine d’un arbre permet de commencer à avoir des racines dans son pays d’accueil….
Alors voilà. On a fait tout ça. Et aujourd’hui, pendant presque deux semaines, nous allons conclure trois ans de projet avec à nouveau un grand événement culturel, écologique et social : La Forêt parle. Ainsi, jusqu’au 20 octobre, à la Parfumerie, nous présenterons un programme faisant la part belle au spectacle de théâtre et de contes… mais pas seulement.
Comme tu peux le lire sur le site du Théâtre Spirale, il y aura aussi des concerts, des stages ainsi qu’une Master Class pour des professionnels sur les arts du récit et un grand marathon de la parole arboricole. Mythes, légendes, fables, récits contemporains, nouvelles, musique, mapping et paroles de chercheurs s’entremêleront telles les racines d’une forêt primaire pour célébrer la vie sous toutes ses formes.
On va mélanger le côté culturel, scientifique et culturel dans un grand brouillamini existentiel… et ça va être chic car la finalité de l’évènement est bien que le public soit aussi acteur, que nous puissions empouvoirer les gens dans le dialogue avec le monde végétal, le vivant non-humain qui est d’égal importance dans l’interdépendance avec les terriens que nous sommes. Sans terre, t’es rien… Et les gens commencent à s’en rendre compte, se rendre compte que nous nous sommes perdus en route et qu’il faut des repères pour s’orienter afin de choisir « où atterrir », comme le disait Bruno Latour, pour redéfinir un vivre ensemble respectueux entre toute forme de vie.
Et puis tu sais, n’en déplaise aux tenants de l’anthropomorphisme, l’arbre n’a pas d’intelligence centralisée, il n’a pas un cerveau central comme le nôtre, chacune de ses parties est connectée aux autres d’une manière systémique, comme un organisme dont l’humain lui aussi fait partie. C’est une grave erreur de se considérer à l’extérieur, supérieur. Cela nous a amenés à la situation actuelle. On pourrait faire des liens avec l’arrivée des monothéismes… et l’idée d’un Dieu à l’image de l’homme justement, en-dessus, en dehors de. En tout cas, dans les croyances polythéistes, quand l’homme était connecté à la nature, il y avait un respect et une fluidité non-hiérarchisée entre humains et non-humains… et les dieux étaient partout dans la nature.
Bref, ce projet de La Forêt parle permet, tu l’auras compris, d’agir sur le terrain, les mains dans la gadoue et la tête dans les étoiles afin d’utiliser la parole comme une graine à semer dans les esprits des participant-e-s. Les histoires que l’on conte parlent de tout cela, de ces récits extraordinaires d’arbres qui sont là depuis des milliers d’années. Old Tjikko, quelque part en Suède, aurait presque 10’000 ans… Et la forêt de Pando, dans l’Utah, vieille de 80’000 ans n’est en fait qu’un seul arbre au niveau de ses racines… C’est du coup l’organisme vivant le plus lourd et le plus âgé de la planète… Fascinant, non ? Et cerise sur le gâteau, les études montrent que les arbres sont aussi en train de migrer pour faire face au réchauffement climatique… Une migration sur des milliers d’années à travers le vent, les oiseaux, les graines transportées… Tu as une autre question ? »
- …
Mais Patrick est déjà loin. Je le vois s’éloigner en sautant de branche en branche et je me souviens de l’histoire de cet écureuil qui pouvait aller du Portugal à la Pologne sans poser patte à terre. Patrick est cet écureuil. Ou peut-être le colibri de la fable amérindienne. Ou alors une vieille âme sage qui nous rappelle que les humains et les non-humains peuvent réapprendre à communiquer. Et qu’ensemble, l’un avec l’autre, ils ont le pouvoir d’atterrir et d’habiter une terre réconciliée.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
La Forêt parle, Un évènement culturel, écologique, et social créé par le théâtre Spirale du 9 au 20 octobre 2024 à la Parfumerie. Programme ici.
Conception et coordination du projet : Patrick Mohr
Avec Patrick Mohr, Olivier Sidore, Amanda Cepero, Cathy Sarr, Deirde Foster, Denis Favrichon, Sergio Valdeos et Lise Zogmal.
Photos : © Max-Francis Chiffelle et Patrick Mohr
[1] Découvrir à ce propos la thèse de Philippe Descola, anthropologue, qui identifie dans l’opposition entre nature et culture les principales causes du problème écologique développé par les civilisations occidentales.
Quel beau texte, Stéphane ! Bravo !
Tu es un ambassadeur formidable pour le travail de Patrick