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Le lambeau : le temps perdu de Philippe Lançon

« J’entendais de mieux en mieux le bruit des balles une par une et, après m’être recroquevillé, ne voyant plus rien ni personne, coincé comme au fond d’un caisson, je me suis agenouillé puis allongé doucement, presque avec soin, comme pour une répétition, en pensant que je ne devais pas, en plus du reste – mais quel reste ? – me faire mal en tombant. » (p. 78)

Écrire pour oublier. Voilà le paradoxe du livre introspectif d’un homme revenu de tout (la guerre, la critique culturelle), alors qu’il doit partir un semestre à Princeton, « avec un sentiment de complète illégitimité, enseigner quelques romans sur les dictateurs latino-américains » (p. 17). Le rapport entre littérature et violence prendra tout son sens, même si ce n’est pas dans l’état du New Jersey, ni en tant que professeur, qu’il s’établira pour Philippe Lançon – mais ici, et comme journaliste.

Le style du Lambeau fait penser à celui d’Emmanuel Carrère, alliant à une franchise absolue (Lançon ne se complaît avec personne, lui le premier), la force du propos. Les personnages prennent place : Marilyn, l’ex de laquelle il est divorcé depuis huit ans ; Nina, l’amie avec qui il va voir Shakespeare la veille de l’attentat, rôles principaux ou secondaires du drame en cours, on ne le sait encore… De même, les figures tutélaires surgissent de l’écriture serrée et fourmillante de Lançon : Bernard Maris, Honoré, Charb, Wolinski, Cabu, Tignous, Franck Brinsolaro (le garde du corps de Charb)… Aux côtés de l’auteur, nous entrons dans la salle de rédaction de Charlie Hebdo. Tout est en place. La tragédie peut commencer.

L’attentat

L’attentat est traité en dix pages, dans un chapitre bien plus bref que les précédents (en réalité, il se décline par la suite) avec ses phrases courtes, nerveuses, qui se coupent et se contredisent afin de mieux marquer la rupture qu’a été l’attaque terroriste dans la vie de Lançon : « Il (un sac ramené de Colombie cinq ans plus tôt) me quittait rarement. Il a disparu. » (p. 70) Une énième digression, sur une photo du batteur Elvin Jones, que Lançon veut montrer à Cabu, et nous arrivons à cette fatale 25e minutes de 11 heures (ou 28e minute, il ne sait plus) où, « il y eut quelques sourires et c’est à cet instant, blague dite, qu’un bruit sec, comme de pétard, et les premiers cris dans l’entrée ont interrompu le flux de nos blagues et de nos vies. » (p. 74)

Dix pages, c’est aussi la longueur appropriée pour atteindre la forme ultime que l’auteur recherchait.

On est avec lui, non parce qu’on a connu pareil événement, mais car l’attentat est déjà passé dans notre imaginaire. Pas besoin d’effort, donc, pour le comprendre, on lit ce passage d’une traite, souffle suspendu, comme si respirer pouvait porter préjudice aux victimes, acter leur mort. Nous nous trouvons, effectivement, dans la salle de rédaction de Charlie, en ce lundi 7 janvier 2015 peu avant midi, avec Philippe Lançon et les autres, tous nos sens en éveil, et l’on attend (l’on entend) :

« Je ne savais pas quelle était cette chose qui nous enveloppait, mais je sentais que Franck était le seul à pouvoir nous en préserver. Je le sentais, mais j’ai parallèlement senti qu’il n’y arriverait pas et j’ai pensé : « Tu dois dégainer plus vite. Plus vite ! Plus vite ! » Sans savoir exactement pourquoi il devait dégainer. Je ne lui avais jamais parlé et sans parler, dans ce qui pourrait ressembler à un rêve, je le tutoyais. Et tandis que je commençais à courber les épaules et à me tourner vers la droite et le mur du fond et ses fenêtres inexistantes comme pour m’échapper ou ne plus rien voir, je le voyais et revoyais agir de plus en plus lentement, tourner son torse et mettre la main sur son flingue et regarder vers la porte par où les bruits entraient. « Plus vite ! Plus vite ! », mais c’était moi qui ralentissais. Quelque chose repassait la scène en la freinant toujours plus, la répétait et l’étirait comme si elle avait eu lieu pour de faux ou méritait d’être, comme ce texte, perpétuellement révisée. » (p. 77-78)

« J’étais abandonné dans la nuit et dans un pays lointain, sans parents, sans amis, sans collègues, sans femme, sans rien, juste avec ce visage d’infirmière, et voilà comment tout s’est éteint. » (p. 111)

Le réveil. Dans sa chambre 106 (et les trois autres, qu’il occupera lors de son séjour à l’hôpital du 8 janvier au 17 octobre 2015), Philippe Lançon mène une vie bien différente de celle qu’il a connue, où le temps se distend. La douche dure une heure et lui rappelle L’île de Robert Merle, un roman d’aventure qu’il avait adoré étant adolescent ; en seulement deux pages, Lançon fait la connaissance de Linda et la revoit un mois plus tard, à son retour de vacances ; l’arrivée impromptue de son frère Christophe et de Toinette le renvoient dans le village de son enfance… Marilyn et Gabriela (l’ex et l’actuelle… hum ! mauvais vaudeville), tout se contracte et se mélange, parce que « tous les mondes dans lesquels j’avais vécu […] se mirent à cohabiter en moi ». (p. 159)

Pourtant, petit à petit, le projet se fait plus clair, même s’il l’a possiblement toujours été et que c’est nous, dans notre lecture désinvolte, qui ne l’avons perçu (ou qui l’avons oublié) : « J’écris pour me souvenir de cela aussi, de tout ce que j’ai failli oublier, de tout ce que j’ai perdu, en sachant que je l’ai tout de même oublié ou perdu. » (p. 191) Il ne s’agissait donc pas, ou pas seulement, d’écrire le récit d’un événement traumatique (l’attentat) et les étapes d’une reconstruction, mais aussi l’urgence d’écrire les souvenirs d’une vie finie, d’autant plus urgente qu’ils s’étiolent. De ce fait, l’intérêt du lecteur, par-delà celui, indéniable, de la qualité du texte, se trouve dans l’empathie qu’il développe, non pas pour Lançon victime, mais pour Lançon homme, un homme comme lui à qui il aurait pu arriver pareil drame.

Signe de cette empathie, le mot « lambeau ». On trouve sa première occurrence à la moitié du récit (p. 249), mais dans un sens différent de celui que nous lui attribuons d’ordinaire. Ici, un lambeau n’est pas un morceau de chair qui reste mais, en terme médical, ce qu’on va apporter au blessé (la greffe de péroné).

Une nuance peut-être mais qui réchauffe le cœur : Philippe Lançon n’est plus « en lambeau », mais va se reconstituer grâce à « un lambeau » !

Bertrand Durovray

Référence : Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018, 512 pages.

Photos : © DR (montage B. Durovray)

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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