Le banc : cinéma

Le péril « Nudes »

La mini-série française Nudes s’attaque à un sujet aussi contemporain que brûlant : la circulation des images intimes de nudité et le cyberharcèlement à l’adolescence. La réalisation se veut lanceuse d’alertes pour des débats et prises de conscience en milieu scolaire. Une série stylisée et poignante, crépusculaire et inégale.

En moyenne une personne adolescente (ou non) passera majoritairement bien plus de temps avec son smartphone qu’en compagnie de ses proches[1]. Elle est alors confrontée aux dangers et ravages des nudes largement sous-estimés en France comme en Suisse. La diffusion non consentie de nudes (images intimes dénudées) chez les adolescentes notamment a des effets graves et bien documentés, tant sur le plan psychologique que sur la santé globale.

Parmi les effets psychologiques majeurs : honte, culpabilité, perte d’estime de soi, dépression, troubles de stress post-traumatique, automutilation, hausse des conduites à risques – usage des drogues, alcoolisation… Certaines victimes développent des troubles liés à la sexualité (anxiété, évitement, dissociation). Enfin ce type d’agression numérique est un facteur avéré de risque suicidaire. Plusieurs cas de décès ont ainsi été rapportés à la suite de diffusions de nudes non consentis.

Honte, emprise, manipulation

Adaptée d’une série norvégienne de 2019, l’anthologie en trois récits distincts Nudes – chacun réalisé par une cinéaste différente (Lucie Borleteau, Sylvie Verheyde et Andréa Bescond) – explore avec une justesse souvent troublante les mécanismes de la honte, de la manipulation et de la violence numérique. Si la série se veut didactique, parfois au détriment de la subtilité, elle reste un miroir implacable des dérives de l’hyperconnexion.

Son esthétique se révèle épisodiquement clipesque, pop et hype avec plan-séquence façon caméra Go Pro recourant en bon teen movie soignant son audimat avec des titres rap- « Trucs sentimentaux » de Ben pig & Limsa D’aulnay et ses paroles prémonitoires. « Gros, au collège, j’étais sot, j’étais bon, j’ai fait l’con, j’ai té-sau. Chaque bavure, j’accusais les autres, aucun r’cul sur mes défauts (de wouf) ») – et de l’électro tricolore, dont le dancefloor binaire et darkwave Junior du duo Scratch Massive, titre aussi présent dans Préliminaires de Julie Talon. Un recueil de témoignages et vécus d’ados de 12 à 23 ans face aux rites de passage et à une sexualité vue comme « bac de la vie sociale ». Avec ses corollaires, la glorification de préliminaires obligatoires, codifiés et hiérarchisés (baptisés par les ados prélis : caresses, attouchements, fellations, cunnilingus), à l’ère des réseaux sociaux, le sentiment d’être en permanence noté et évalué par les autres et la relative indifférence face aux nudes.

Dès lors, l’effet est parfois d’esthétiser et de déréaliser une réalité dramatique. En témoignent les moments de nudité de l’un des protagonistes mis en cause pour filmage et diffusion d’un nude. Censées traduire un trouble et des moments de stases autoréflexives, les scènes dénudées de l’ado sous la douche ressemblent à un exercice de style plasticien et pictural du clair-obscur.

« Innocence » perdue

Le segment le plus poignant est possiblement celui de Lucie Borleteau, centré sur le personnage d’Ada (Nelligan), une collégienne de 14 ans, timide et passionnée de K-pop, piégée par un prédateur en ligne. Persuadée de chatter avec un lycéen, cette personne émotionnellement fragilisée originaire d’un milieu social modeste envoie ses photos dénudées avant de se retrouver victime de chantage.

La force de ce récit réside dans sa retenue : la caméra capte l’effondrement mutique d’une Ada toujours enfant, encore engluée dans l’innocence, confrontée à une culpabilité écrasante. La scène où l’adolescente, terrée dans sa chambre, efface frénétiquement ses comptes sociaux, est un moment de cinéma pur – une métaphore de l’effacement de soi.

Pour mémoire, Ada ne réalise que pudiquement un cliché d’elle dénudée sous le drap de son lit. On comprend in fine qu’à l’instar de nombreuses adolescentes prises au piège de chantages qu’elle ne pourra payer pour un effacement aléatoire de ses nudes par le prédateur et pédocriminel, dont elle est la victime impuissante. Ainsi la viralité de ces images fait qu’elles peuvent être téléchargées et diffusées à l’infini. Quant à elle, la réalité se révèle ailleurs sous des dehors encore plus sordides, certaines personnes pouvant menacer de diffuser des nudes si celle qui en est la victime ne couche pas avec eux.

Transfuge de classe

Sylvie Verheyde suit Sofia (Léonie Dahan-Lamort), lycéenne ambitieuse issue d’un milieu modeste, dont la vie bascule quand une vidéo de ses ébats avec une fille est diffusée sans son consentement. Le traitement, plus mélodramatique, joue sur les contrastes : les lumières électriques des soirées Euphoria contre la pénombre étouffante du foyer familial.

Un père désemparé rend compte avec justesse de l’impuissance des adultes face à ces violences nouvelles. La série évite l’écueil du misérabilisme en montrant Sofia se reconstruire, mais peine à éviter certains archétypes sur la banlieue et l’homosexualité adolescente.

Manipulation

Andréa Bescond, fidèle à sa fascination pour les zones grises de la culpabilité (Les Chatouilles sur la pédocriminalité), signe le volet le plus audacieux : celui de Victor – Baptiste Masseline remarquable d’explosivité rentrée –, étudiant en médecine accusé d’avoir partagé une vidéo pornographique d’une camarade en plein ébats lors d’une soirée festive. Avec intelligence, la réalisation ne montre d’ailleurs jamais le coït impliquant une adolescente mineure de 17 ans. Juste des corps silhouettés. Le verdict de l’avocate mandatée par le père et la mère de Victor, issus d’un milieu très aisé, est abrupt. L’adolescent risque jusqu’à sept ans d’emprisonnement, 100’000 euros d’amende et l’interdiction à vie d’exercer le métier de médecin.

Pour le jeune homme le plus populaire de sa fac et manipulateur, la chute paraît inéluctable. Jusqu’à un final ambigu. Son expetite amie avec laquelle il pratiquait la boxe et s’adonnait à une « sexualité enfiévrée », devine que Victor est bien coupable d’avoir diffusé la sextape. Couvert par son plus proche ami, qui ment pour lui éviter la prison, il verra son affaire classée sans suite par le Procureur faute de preuves. Sa victime fait ensuite une tentative de suicide et son ex le menace de le balancer aux flics. Mais il la menace à son tour plongeant vers une folie de survie à tout prix. Et sa douloureuse impunité d’interroger.

Urgence sociale

La série explore ici la culture du viol et l’impunité masculine malmenée ou non, mais sombre parfois dans la démonstration trop appuyée. La série aurait gagné à creuser l’ambiguïté du personnage – est-il un prédateur ou un bouc émissaire ? – au lieu de sacrifier à une moralisation un brin convenue.

Nudes brille par son refus de l’angélisme. Les ados y sont tour à tour victimes, complices ou bourreaux, pris dans un système où la frontière entre séduction et coercition s’efface. La série rappelle avec force que le partage non consenti d’images intimes est un délit pénal[2].

Elle dialogue ainsi avec des œuvres comme Préliminaires de Julie Talon (2021), documentaire sur la banalisation des nudes chez les ados, ou Después de Lucía de Michel Franco (2012), fable implacable sur le harcèlement scolaire.

Didactisme et deepfakes

La principale limite de Nudes tient à son approche parfois trop pédagogique, comme si elle visait avant tout les projections scolaires (ce qu’elle fait d’ailleurs, Amazon organisant des débats dans les lycées). Les dialogues explicatifs (« Tu sais que c’est illégal ? ») alourdissent le propos, et la mise en scène, souvent documentaire, manque de lyrisme. Pourquoi pas d’ailleurs ?

Surtout, la série ignore un phénomène pourtant crucial et qui ne cesse de prendre de l’ampleur : les deepfakes porn et les nudes générés par Intelligence Artificielle colonisant certains sites dédiés. Des cas comme ceux d’Almendralejo en Espagne (où des collégiennes ont été victimes de fausses images pornographiques créées via des applis) montrent que la menace évolue.

Impact délétère

Aujourd’hui, la menace concerne potentiellement tout le monde, une simple image de votre Profil Facebook semblerait suffire à vous nuire. Ou celles de vos vacances aux Maldives postées sur Instagram, Snapchat, Twitch, Pinterest, WhatsApp ainsi que les vidéos tutos de votre chaîne YouTube Pourraient être utilisées pour générer des contenus pornographiques grâce aux IA et autres applis. Quant à elles et eux, la législation, les politiques, les actrices et acteurs de la santé notamment semblent souvent avoir plusieurs trains de retard pour tenter de circonscrire et contrer le phénomène.

En effet, ces contenus ne cessent de croître en réalisme. Des contenus sensibles forcément humiliants et dégradants majoritairement pour le féminin. Difficiles, voire impossibles et couteuses à effacer totalement, ces vidéos et reels sont de surcroît a priori délicats à gérer dans un contexte familial, amical et professionnel. Un angle mort pour la série Nudes par ailleurs si actuelle et salutaire. Et qui sera peut-être abordé dans une seconde saison.

Miroir tendu

Nudes est un miroir tendu à une génération et aux parents confrontés à des violences d’un genre qui ne cesse d’évoluer et de se métastaser par messageries électroniques interposées.

À ce titre, on peut citer le rôle délétère joué par le recul cynique et opportuniste de Mark Zuckerbeg, le directeur de Meta rallié à la politique de quasi zéro contrôle de contenus pour complaire au gouvernement américain.[3].

Portée par des performances parfois réussies (Nelligan, saissisante de fragilité), Nudes mérite d’être vue – et débattue. À défaut de révolutionner l’écriture sérielle, elle remplit son rôle : alerter. Sans complaisance ni fatalisme. Il y a urgence.

Bertrand Tappolet

Référence :

Nudes (2024). Mini-série en 10 épisodes de Lucie Borleteau, Sylvie Verheyde et Andréa Bescond. Disponible notamment sur Play RTS.

Avec notamment : Baptiste Masseline (Victor), Léonie Dahan-Lamort (Sofia), Nelligan (Ada), Gringe (Fabrice), Waly Dia (Adam)

Photos : ©Claude Pocobene

[1] En Suisse et en France, les adolescent e s passent en moyenne trois à quatre heures par jour sur leur smartphone, principalement pour les réseaux sociaux et les vidéos. Il n’existe pas de statistique officielle comparant directement ce temps avec celui passé avec leurs proches, mais la majorité des études constatent que l’usage intensif du numérique réduit les interactions sociales hors ligne, ndr.

[2] Si les images diffusées représentent un e mineur e dans un contexte pornographique, les faits relèvent de la pédopornographie. Les sanctions sont alors lourdes : 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende pour la diffusion de pareilles images. Les peines peuvent être portées à 7 ans d’emprisonnement et 100 000 € d’amende si la diffusion est réalisée via un réseau de communications électroniques, ndr.

En Suisse, en 2025, un adolescent ou une adolescente qui filme et diffuse des images intimes (nudes) d’une autre personne sans son consentement s’expose à des sanctions pénales, même si il/elle est mineur e. Le droit suisse encadre la protection de la sphère privée et la diffusion non autorisée de contenus à caractère sexuel. Depuis le 1er juillet 2024, l’article 197a du Code pénal suisse sanctionne spécifiquement la diffusion de contenus intimes sans consentement, souvent appelée revenge porn. Les peines sont plus faibles qu’en France : jusqu’à 1 an de prison ou une amende si la diffusion est faite sans le consentement de la personne concernée. Jusqu’à 3 ans de prison ou une amende si la diffusion est publique, par exemple sur les réseaux sociaux, ndr.

[3] Ceci tandis que se tient actuellement le procès de Meta, propriétaire de Facebook, Instagram et WhatsApp. Meta est accusé d’abus de position dominante sur le marché des réseaux sociaux par l’agence américaine de protection des consommateurs trices. Le groupe risque une lourde peine lors de ce procès en cours, mais vu les rapports de forces actuels aux Etats-Unis, une condamnation pourrait se révéler très incertaine, ndr.

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