Les réverbères : arts vivants

Le Poisson-Scorpion : splendeurs et misères d’une île

Du 4 novembre 2025 au 1er février 2026, le Théâtre de Carouge devient île de Ceylan avec Le Poisson-Scorpion. Des murs pelés d’un hôtel au lit d’un dispensaire, d’une plage battue de ressacs aux combats de troupes chitineuses, Samuel Labarthe incarne Nicolas Bouvier dans une mise en scène de Catherine Schaub, où l’émerveillement le dispute à la lassitude. 

« On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. » (p. 53-541) Ces mots, maintes et maintes fois lus, relus, appris par cœur, récités, déclamés, médités, sont emblématiques du rapport au voyage qu’exsude Le Poisson-Scorpion de Bouvier. On y trouve tout : le refus du matérialisme, le mépris pour la collectionnite aiguë du touriste-baroudeur – l’appel de la liberté.  

Liberté. Celle de « devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot. » (p. 54) De se laisser traverser par le monde… mais aussi de le rêver après-coup, comme dans ces ruelles d’Indigo Street depuis longtemps quittées où l’on retrouve « en songe […] les boutiques – l’échoppe à thé du tamoul, le poissonnier à l’anneau d’or dans l’oreille gauche, les fauteuils à pompons du barbier, l’épicerie musulmane – disposés comme les notes d’une musique qui [nous] était particulièrement destinée, et dont [on] cherche encore le sens. » (p. 73) 

Poésie de la lassitude 

Cette liberté recèle sa part d’ombres, de ténèbres d’une crasse collante comme la fièvre, et c’est là tout l’enjeu du Poisson-Scorpion. Parvenu à la limite de l’Inde le 6 mars 1955 (jour de son anniversaire), Bouvier poursuit à Ceylan le périple amorcé avec son ami Thierry Vernet en juin 1953. Les deux compères avaient traversé ensemble les Balkans, s’enfonçant toujours plus loin dans l’est au volant de leur Fiat Topolino. Ce voyage, Samuel Labarthe nous le faisait découvrir avec maestria en 2023 puis février 2025, toujours à Carouge, entre les mots de Bouvier et les peintures de Vernet. Avec Le Poisson-Scorpion, il poursuit donc son compagnonnage avec l’écrivain-voyageur, qui s’achèvera avec les Chroniques japonaises (dernière partie de ce triptyque théâtral, à venir). 

Ceylan, cependant, n’a rien d’un enchantement pour Bouvier. Affaibli par la maladie et le désœuvrement, attendant des lettres d’Europe qui n’arrivent pas (ou trop tard), alourdi par une chaleur humide qui s’insinue dans le moindre interstice, le voici victime d’un mauvais sort – celui d’une île qui, loin d’ajouter à la liberté du voyageur, le piège dans des filets gluants. Il s’attache, de-ci, de là, à d’évanescentes ombres : foule déshéritée qui hante le dispensaire, épicière prodigieuse avec laquelle il noue des liens qui ne parviennent pas à le maintenir à flot… mais ce sont surtout les insectes (pas les humain-es) qui captent les fragments vacillants de son attention. Il faudra un choc existentiel (ou, plus prosaïquement, un coup de tête dans un « écriteau rouillé et tordu » (p. 171) pour se libérer. Il mettra des années à rédiger Le Poisson-Scorpion, ce qui confère au récit la patine d’un voyage immobile au bout de soi-même, après la découverte concrète du réel que racontait L’Usage du monde. 

Incarner les mots 

Comment retranscrire, sur scène, l’épaisseur d’une telle expérience ?  

Les mots, bien sûr, en sont les premiers vecteurs. Charnels, incarnés. Samuel Labarthe les habite avec l’intensité de celui qui devient un autre – sa voix marchant dans celle, publiée en 1982 après presque trois décennies de réécriture, de Bouvier. Tout son corps se met au service des mots. Ce n’est pas seulement une bouche qui articule, des cordes vocales qui vibrent ; c’est un regard qui effleure l’enveloppe tant attendue, des mains qui tremblent en emprisonnant un cancrelat, un torse qui se soulève d’une respiration lourde que les médecins examinent, une chemise trempée par une mousson tombée du ciel du théâtre, un rire qui fuse dans un éclat soudain… Labarthe transmet l’émerveillement paradoxal de Ceylan, dont Bouvier ne parvient pas à se défaire pendant plusieurs mois – cet emprisonnement contraint, douloureux, pourtant commode à force d’écœurement. Le corps métamorphose les mots, en leur conférant à nouveau la stridulation de l’expérience vécue.  

Cette métamorphose du corps culmine dans un des paroxysmes hallucinatoires du Poisson-Scorpion : la scène dédiée à l’affrontement homérique des termites et des fourmis, observée par Bouvier à hauteur d’insectes. Où s’arrête le réel, ou commence la chimère ? « Ce grondement inquiet qui me parvenait à travers l’averse n’était pas dans ma tête. Il monte droit de sous mon balcon. Je n’ai pas encore de pinces mais je commence à avoir des antennes. » (p. 95) Comme Bouvier, Labarthe se dote de chitine, d’élytres, de griffes, d’ailes et de dards. À mesure qu’il raconte les combats (à la manière d’un chroniqueur des temps anciens tirant sur le journaliste sportif halluciné), ses mains se font crochet, sa colonne vertébrale s’arqueboute au-dessus de la table, ses doigts courent comme une myriade d’hyménoptères. Il devient insecte.  

Ceylan, l’île des métamorphoses 

Autour de lui, c’est tout Ceylan qui devient lieu de métamorphoses, grâce à la mise en scène de Catherine Schaub et la scénographie de James Brandily.  

Le plateau, presque nu au départ (une table et une chaise en bois sombre, patiné par l’âge, une machine à écrire), s’habille brusquement d’un lit tiré depuis les coulisses, d’un voilage tâché où le vent s’engouffre, d’une vasque d’or pour recueillir la pluie dégouttant du plafond. De simples panneaux coulissants figurent les murs dartreux de la chambre où Bouvier traîne son malheur, l’entrée de chez l’épicière (celle qui garde un poisson-scorpion dans un bocal), une fenêtre d’où regarder au loin. Grâce à l’habillage lumière de César Godefroy et aux projections vidéo de Mathias Delfau, les panneaux s’habillent d’un papier peint crasseux où courent des insectes noirs. L’environnement sonore conçu par Aldo Gilbert, tout en pincements de cordes et en mélopées empruntées à la musique du sous-continent indien, accentue ce sentiment de transformation – et de rêve, lorsque, par les interstices d’une cloison, on aperçoit les silhouettes fantastiques d’un théâtre d’ombres…  

La magie de ces instants ne parvient toutefois pas à faire oublier l’essentiel. Comme Bouvier, comme Labarthe, nous sommes retenu-es par ce voile d’espace-temps refermé que Ceylan a tissé pour nous. Jusqu’à ce que l’illusion se déchire : « J’ai laissé sur la table l’argent que je devais à l’aubergiste et j’ai regardé une dernière fois cette soupente bleue où j’avais été si longtemps prisonnier. Elle vibrait d’une musique indicible. » (p. 171) 

La route continue. 

Magali Bossi 

Infos pratiques : 

Le Poisson-Scorpion, de Nicolas Bouvier, du 4 novembre 2025 au 1er février 2026. 

Mise en scène : Catherine Schaub 

Avec Samuel Labarthe 

https://theatredecarouge.ch/spectacle/le-poisson-scorpion/  

Photos : © Carole Parodi 

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé. Elle aime le thé et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Présidente de l’association La Pépinière, elle est responsable de son pôle Littérature. Docteure en lettres (UNIGE), elle partage son temps entre un livre, un accordéon - et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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