Les réverbères : arts vivants

Bouvier à Carouge : usage ou appel du monde ?

Au Théâtre de Carouge, on nous propose de vivre le passage d’une année à l’autre… comme un voyage. Sur les traces de Nicolas Bouvier, l’écrivain aux semelles de vent, Samuel Labarthe nous conte le monde comme personne – entre musique, amusement et poussière des routes. C’est L’Usage du monde, mis en scène par Catherine Schaub, à voir du 29 novembre au 26 janvier. Grandiose.

Pour une personne casanière comme moi, chez qui l’aventure se savoure surtout comme un mot, la littérature de voyage a toujours possédé un je-ne-sais-quoi de fascinant. Fascination pour les horizons inconnus, les noms de lieux aux mille odeurs, les couleurs entraperçues au détour d’une phrase… fascination, aussi, pour celles et ceux qui, dépassant la rêverie devant l’atlas ouvert, ont décidé de plonger dans le monde – de répondre à son appel, afin d’en éprouver la granularité.

Bref, d’en faire usage.

« On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore […]. » Extraite du cinquième chapitre du Poisson-scorpion (publié pour la première fois en 1982), cette phrase résume l’impact que peut avoir le monde sur celui ou celle qui accepte de le parcourir. Récit d’un séjour fait à Ceylan en 1955, Le Poisson-Scorpion donne au voyage un vernis romanesque, entre expérience encore vive et souvenirs patinés par le temps comme une céramique japonaise. Le récit poursuit l’aventure amorcée dans un autre récit de Bouvier : L’Usage du monde (paru à compte d’auteur en 1963).

De Genève au Kyber Pass, la Topolino du bout du monde

Juin 1953. Deux gars, deux amis se retrouvent en Yougoslavie. Ils s’appellent Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Le premier, qui vient d’achever ses études à Genève, se pique d’écrire sur une vieille machine à écrire et emportent son accordéon ; le second est peintre, décidé à croquer la route et ses mille inflexions. Ils ont la vingtaine, presque pas d’argent en poche – et dans leurs bagages, ils trimballent un rêve : voir le monde. Et, si possible, en enregistrer la musique. Embarqués à bord d’une petite Fiat Topolino, ils vont parcourir les Balkans, passer par la Turquie et Constantinople, s’enfoncer toujours plus profondément à l’est (Trébizonde, Erzerum, Tabriz, Ispahan, Kandahar, Kaboul, et bien d’autres) en pleine Guerre Froide.

Ce qu’ils éprouvent, ce n’est pas l’idylle d’un voyage fantasmé – mais la réalité brute d’une expérience de terrain, faite chaque jour de rencontres, de surprises, d’imprévus. Les Gitans rencontrés lors d’une soirée d’automne (leurs visages burinés, leur musique que Bouvier enregistre pour en garder trace) ; les ruelles de Tabriz, immobiles sous la neige ; les cols vertigineux, où la route disparaît dans le sable tandis que la courageuse Topolino, comme une conquérante moderne du bout du monde, tousse de tout son moteur asthmatique… Thierry peint, Nicolas écrit ; ils survivent comme ils peuvent (à la maladie, aux crevaisons, à la faim, aux occasions manquées, à la fatigue), sans cesser jamais d’arpenter en poètes lucides cette route qui les fait et les défait.

Conter le monde

Sur la scène du Théâtre de Carouge ressurgit toute l’intensité de l’expérience. Il en faut peu, pour voyager : trois panneaux rectangulaires blancs (un à cour, un autre à jardin, le troisième en fond de scène), un banc (blanc lui aussi), deux chaises. Ces éléments serviront de cadre à l’histoire. Ils tiennent lieu d’écrans de projection, sur lesquels prennent vie les dessins de Thierry Vernet, les photographies saisies au cours du voyage, ou encore la carte évolutive qui dessine l’avancée du périple des deux amis. Avec une efficace économie de moyens, ces différents supports donnent un corps physique au récit de Bouvier. Samuel Labarthe, qui prend en charge la voix de l’écrivain (L’Usage du monde se présentant comme un récit à la première personne), en joue : il s’y assoit, s’y adosse, s’y couche, avant de contourner un des panneaux ou de disparaître derrière un autre. Ses déplacements incarnent ainsi le texte – non pas dans un souci utilitaire qui relèverait de la simple mimésis, mais plutôt dans une optique poétique : tel élément de décor devient le tronc d’un saule (que l’on devine à travers les mots de Bouvier), tel autre figure la mauvaise paillasse d’une mansarde de Tabriz, que l’écrivain ne décrit qu’à demi-mots.

Cette économie du décor fait écho à celle du jeu et de la voix. Sans ostentation, sans effet de manche, Samuel Labarthe glisse dans les chaussures du voyageur aux semelles de vent. Il devient Bouvier, il éprouve l’expérience de l’écrivain comme ce dernier a éprouvé celle du monde. Le voyage devient un conte – sans dragon ni sorcière, mais en en conservant une des composantes les plus importantes : l’importance de l’oralité. Labarthe croque les mots comme Vernet croquait les paysages traversés, avec un humour un peu brut qui rend les contours des choses plus authentiques. Si les projections des dessins et des photos ne conféraient pas à l’expérience une dimension visuelle presque immersive, on se prendrait presque à fermer les yeux pour n’écouter que la voix de celui qui raconte, qui voyage, qui vit. Ainsi saisirait-on encore davantage l’odeur d’un petit poisson grillé sur une plage, la caresse d’une branche de saule sur son visage, la morsure de sel du soleil implacable dans les déserts inhabités…

… en attendant de partir à son tour, d’en faire usage ou de laisser le monde faire usage de soi-même, on les emporte avec soi en sortant du théâtre. Merci.

Et bon voyage.

Magali Bossi

Infos pratiques :

L’Usage du monde, de Nicolas Bouvier, du 29 novembre 2023 au 26 janvier 2024.

Mise en scène : Catherine Schaub

Avec Samuel Labarthe

https://theatredecarouge.ch/spectacle/lusage-du-monde/

Photo : © Émilie Brouchon

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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