Les réverbères : arts vivants

Le retour du théâtre au village

Le festival La Bâtie et le POCHE/GVE invitent les spectateurs dans un théâtre champêtre et itinérant à découvrir deux nouvelles : Le folle en costume de folie de Ramuz et Sans alcool d’Alice Rivaz. Deux histoires de solitudes féminines à voir dans Par les Villages jusqu’au 17 septembre.

Ça commence comme on imagine que les spectacles médiévaux pouvaient le faire : dans la cour de la ferme, alors que le brouhaha jovial des buveurs de vin se mêle aux bruits de la campagne, la comédienne attire l’attention des spectateurs avec son costume de scène. L’histoire va commencer, encore s’agit-il de la choisir. On désigne une main innocente pour laisser le choix à un hasard joyeusement truqué. La conteuse nous racontera donc l’histoire de la Tiâ, La folle en costume de folie de Charles-Ferdinand Ramuz, une jeune femme qui attend patiemment le fiancé qui l’a abandonnée il y a déjà des années et à qui les jeunes du village décident de jouer un tour : lui faire porter le costume de la folle, qu’ils étaient déçus de devoir ranger dans une malle une fois la fête du village finie. Il n’y a pas de tréteaux, mais ça ne va pas tarder. La situation initiale de l’histoire est posée et, guidés par la comédienne, chacun prend sa chaise pour s’installer dans le champ voisin, autour d’un dispositif scénique à première vue un peu mystérieux. À la fin de la première histoire, on laissera sa chaise et on retournera dans la cour pour attendre autour d’un verre et d’une conversation que la suivante commence. Elle s’intitule Sans alcool et, publiée par Alice Rivaz en 1961, met en scène une femme de quarante-sept ans qui trouve, à la mort des parents avec lesquels elle vivait, une liberté nouvelle dans la découverte des restaurants végétariens et sans alcool (une anecdote amusante au sortir de la crise sanitaire). Après cette éclaircie, elle plongera petit à petit dans la solitude, l’obsession et le dénuement.

Les deux histoires se complètent plus qu’elles ne se font écho : elles mettent en scène deux personnages de femmes qui vivent dans la solitude et dans l’attente déçue d’un événement qui permette à leur vie de commencer, à leur existence de prendre son sens. La folie qu’elles ont en commun, c’est celle du désespoir et de l’obsession, c’est la douleur qui résulte des violences de genre et de classe qu’elles subissent du fait de leur statut de « vieilles filles » et de leur place en marge de la société. Le parallélisme s’arrête là cependant, car les binômes Chloë Lombard / Zoé Sjollema et Guillaumarc Froidevaux / Barbara Baker proposent deux ambiances et deux approches d’adaptation très différentes : le premier avec une démarche d’appropriation et de (quasi) réactualisation et le second avec une recherche d’incarnation via l’interprétation théâtrale puissante de Barbara Baker. En effet, alors que la nouvelle de Ramuz, écrite à la fin de sa vie, est une énième réminiscence de la jeunesse campagnarde de l’auteur, d’une époque qui semble oubliée, parasitée par le son d’une circulation automobile anachronique, Zoé Sjollema, avec son jeu enthousiaste et candide et ses interactions directes avec le public, s’approprie suffisamment l’histoire pour la rapprocher de nous : le rythme des fêtes paysannes a persisté dans les fêtes de quartiers actuelles et la jeune génération expérimente toujours la mélancolie de mettre derrière soi la liberté que procure un costume de mascarade. Emporté par son énergie, le public est amené presque en douceur jusqu’au paroxysme de l’histoire, qui fait entendre simplement et efficacement le désespoir de la Tiâ, dont le fiancé finit par revenir au bras d’une autre femme.

Les deux mises en scène partagent aussi un même dispositif scénique. Celui-ci est suffisamment simple pour être compatible avec l’aspect itinérant du spectacle et propose une sorte de version moderne des tréteaux traditionnels. Il dévoile pour chaque pièce des aspects différents, soulignant l’intelligence de la mise en scène. Pour l’une, il est la pièce dans laquelle la narratrice se sent enfermée : un intérieur tapissé de papier peint fané sur lequel s’affiche le script de sa vie manquée, les pages de son journal intime. Le système de panneaux amovibles qui permettent à Barbara Baker de sortir crée un jeu de cache-cache et le jeu de lumière issu de la conjugaison du mouvement des faces-miroirs et de l’éclairage hypnotise peu à peu le spectateur (une transe qui fait écho à celle du personnage). Pour l’autre, ce dispositif est un gros cube gris brillant, rappelant que la Tiâ est toujours observée et mimant l’église à laquelle elle s’adosse pour attendre dans son costume. Un costume qui est lui aussi très ingénieux puisque la robe est munie de haut-parleurs et de commandes électroniques qui permettent à Zoé Sjollema de générer des effets sonores (musique émotionnelle et rumeurs des villageois).

Par les Villages ramène les spectateurs aux sources du théâtre : une expérience conviviale dans une ambiance champêtre. La mise en scène de personnages archétypaux (la folle) et pourtant uniques amorce un questionnement de l’ordre social avec un humour grinçant et malgré des textes un peu désuets ou difficiles d’accès.

Anaïs Rouget

Infos pratiques :

Par les Villages, d’après La folle en costume de folie de Charles-Ferdinand Ramuz et Sans alcool de Alice Rivaz du 5 au 17 septembre en itinérance dans la campagne du Grand Genève, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève, en coproduction avec le POCHE/GVE

Mise en scène :  Chloë Lombard et Guillaumarc Froidevaux

Avec Zoé Sjollema et Barbara Baker

https://www.batie.ch/fr/programme/theatre-itinerant-par-les-villages

Photo : https://www.batie.ch/fr/edition-2021-photos-videos

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