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Roman graphique : La grande histoire de l’écriture

Signée Vitali Konstantinov, La grande histoire de l’écriture vient de paraître chez La Joie de Lire. Entre vulgarisation scientifique et roman graphique, un petit bijou qui rend hommage à une des « plus importantes des techniques culturelles » humaines.

Ukrainien, Vitali Konstantinov est né en 1963 à Odessa. Artiste et illustrateur indépendant, il se distingue notamment dans le genre du roman graphique. Initialement publiée en allemand, La grande histoire de l’écriture a été traduite par Hélène Boisson. Son sous-titre, « de l’écriture cunéiforme aux émojis », donne déjà le ton : c’est à un voyage dans le temps que nous convie Vitali Konstantinov…

Un sommaire alléchant…

Toute de noir, rouge et blanc (à l’image du reste de l’ouvrage – même si des touches de bleu et de vert arrivent parfois en cours), la couverture présente avec humour de nombreux signes tirés de systèmes d’écriture divers, chacun accompagné d’un petit personnage qui renseigne sur son origine géographique et historique. Voilà de quoi titiller la curiosité ! Tournons les premières pages. Le sommaire se déploie en trois chapitres, consacrés à de larges thématiques : le fonctionnement général de l’écriture et ses balbutiements (« Chapitre 1 : Parler – Dessiner – Écrire »), le développement des écritures à travers le globe et le temps (« Chapitre 2 : Quand le monde découvre l’écriture ») et la dimension évolutive de l’écriture (« Chapitre 3 : Créateurs d’écriture »). Ce dernier chapitre se clôt sur l’évocation des écritures fictives – celles de Tolkien, en Terre de Milieu… ou celles, plus lointaines, développées dans l’univers de Star Trek. Dans tous les cas, les écritures sont avant tout des systèmes complexes qui, s’ils nous semblent parfois figées, évoluent et fonctionnent comme des codes construits au fil du temps : voilà le propos de La grande histoire de l’écriture.

À travers le temps…

Dans le premier chapitre, Vitali Konstantinov s’intéresse à la diversité des écritures, à leur fonctionnement et à leurs premiers pas. Après avoir différentié deux grands systèmes d’écriture (les logogrammes et les phonographe), il revient sur le passage des sons eux-mêmes aux langues, rendu possible par l’histoire évolutive de notre espèce. Ici, le roman graphique déploie toutes ses potentialités : bande-dessinée, il rythme les explications en y apportant une illustration souvent humoristique ; en parallèle, son caractère visuel permet de schématiser certains raisonnements complexes, en les transformant en dessin (par exemple, en détaillant les organes de la parole humaine ou le système de l’Alphabet Phonétique International). Après cette entrée en matière, place à une partie dédiée aux « débuts de l’écriture », avec les premiers motifs tracés par Homo erectus il y a 500’000 ans (est-ce déjà de l’écriture ? Peut-être). Ces débuts sont étroitement liés au dessin : en effet, de nombreux peuples à travers le monde ne connaissent pas l’écriture… ce qui ne les empêchent pas de garder trace d’idées abstraites et complexes :

« Quand les autochtones du Vanuatu racontent des histoires, ils dessinent tout en parlant des motifs ornementaux sur un quadrillage tracé dans le sable. Dessiner est un super aide-mémoire ! Les peuples sans écriture de la Sibérie et de l’Amérique du Nord avaient coutume de s’échanger des messages tracés sur des morceaux d’écorce de bouleau, de bois ou de cuir. » (p. 12-13)

La nécessité de noter, d’inscrire le réel pour avoir sur lui une meilleure prise, se développe au cours de la révolution néolithique et l’avènement des premiers centres agricoles à travers le monde : des Amériques à l’Égypte, en passant par la Nouvelle-Guinée, la Mésopotamie ou la Chine, des civilisations se développent sans liens entre elles, inventant leur propre écriture.

Des écritures à foison !

Ainsi sont posées les bases du chapitre 2, dédié aux « premières écritures du monde » :

  • D’abord, l’écriture cunéiforme, développée à Sumer : les premiers documents écrits de notre histoire – des textes de près de 5’500 ans !
  • Ensuite, l’écriture égyptienne, peut-être une des écritures antiques la mieux connue du grand public.
  • Après l’Égypte, l’est de l’Asie : la Chine, le Japon et les minorités de Chine du Sud (dont les langues tibéto-birmanes et thaïes, issues de peuples qui doivent faire face à l’influence chinoise depuis près de 2’000 ans).
  • De l’autre côté du Pacifique, l’Amérique centrale a elle aussi développé des systèmes d’écriture propres, avant que la colonisation occidentale ne mette à mal leurs civilisations… fascinant !
  • Sur le continent européen, des écritures particulières se développent autour du Danube, mais aussi plus à l’est, dans les empires hittite assyrien.

S’ouvre alors la dernière partie du chapitre deux, dédiée à la naissance des alphabets à travers le monde : les explications historiques (illustrées avec humour) se mêlent ainsi aux développements linguistiques, l’auteur prenant soin, pour chaque alphabet évoqué, de fournir des exemples de l’écriture en question. Aucun continent n’est oublié !

En inventer des nouvelles… ?

À travers l’histoire, de nombreuses écritures ont été inventées à dessein – pour faciliter une traduction, par exemple (notamment de la Bible), ou simplifier une prononciation. Au début du 13e siècle, Gengis Khan se heurte ainsi à un problème de taille : comment, dans son immense empire, trouver une écriture commune ? Il suffit d’en inventer une ! À certains endroits du globe, l’invention d’une nouvelle écriture peut également avoir des motifs politiques : c’est le cas, notamment, de l’écriture des peuples autochtones de l’Asie du Sud-Est. Analphabètes, il leur a fallu créer une écriture partageable afin de pouvoir défendre au mieux leurs droits. Comme l’écrit Vitali Konstantinov, « posséder sa propre écriture est un élément important pour se revendiquer comme une “véritable nation” ». Adapter une langue orale à un système d’écriture est également complexe : ainsi, de nombreuses langues africaines peinent à être adaptées dans les écritures imposées par la colonisation – ce qui explique le développement de systèmes de symboles propres à ces langues.

L’invention d’une écriture n’est néanmoins pas réservée au monde réel. Dans la fiction, le procédé se révèle également courant : Hildegarde de Bingen (XIIe s.), Thomas More (XVIe s.)… jusqu’à J.R.R. Tolkien, dont l’œuvre entière a été construite afin de mettre en valeur les langues inventées par son auteur (comme les différentes variantes de l’elfique). Côté science-fiction, il est aujourd’hui tout à fait possible d’apprendre sérieusement le klingon, de son écriture à sa prononciation.

De quoi faire réfléchir, non ?

Magali Bossi

Références : Vitali Konstantinov, La grande histoire de l’écriture. De l’écriture cunéiforme aux émojis, Genève, La Joie de Lire, 2021, 80 p.

Photo : © Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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