Les réverbères : arts vivants

Femme-jukebox et paroles genevoises

Du 8 au 10 septembre, le 7ème étage du théâtre Saint-Gervais accueille dans le cadre du festival de La Bâtie Jukebox Genève, un spectacle solo qui révèle aux genevois la singularité de leur propre parole.

Jukebox Genève, c’est le spectacle idéal pour tous ceux qui aiment écouter les conversations d’inconnus au café, dans la rue ou dans les transports en communs. Et pour les passionnés de linguistique et d’analyse du discours. Comme un jukebox humain, Julia Perazzini ne reprend pas des chansons, mais des paroles qui ont été récoltées aux alentours de Genève par le projet artistique l’Encyclopédie de la parole[1]. Muni d’une liste de quarante-deux documents sonores classés par titres et décrits simplement par l’origine de l’enregistrement, le public, intrigué par celui-ci ou celui-là, réclame le « morceau » qu’il veut voir interprété. Le résultat est un spectacle unique (chaque représentation est différente en fonction des paroles choisies et de leur ordre) qui reflète la région et ses habitants : par le matériel qui le constitue et par l’implication du public dans sa composition mais aussi par le cadre, puisque le 7ème étage, où est jouée la pièce, donne en arrière-plan une vue imprenable sur les toits de Genève et les montagnes qui l’entourent.

Julia Perazzini offre une performance impressionnante : par la démonstration de la malléabilité de sa voix, qu’elle n’adapte pas à la parole interprétée que dans le texte et son intonation mais aussi dans le timbre de sa voix, son intensité et son accent[2] ; par la maitrise de son corps dans son jeu, au point que l’on dirait parfois qu’elle est littéralement quelqu’un d’autre ; par son efficacité dans l’incarnation de ses personnages[3] puisque l’enchaînement de l’un à l’autre se fait très rapidement et que son interprétation s’appuie souvent « seulement » sur la voix et les mots enregistrés.

Ce solo s’inscrit dans une série de créations produites par l’Encyclopédie de la parole en Europe et même un peu plus loin, Jukebox, afin de représenter la parole d’un espace géographique et culturel précis et d’illustrer les méthodes et procédés du projet. En effet, l’Encyclopédie de la parole récolte depuis 2007 des enregistrements issus de sources très variées : paroles échangées dans la rue, dans les transports en commun, entre amis ; messages vocaux et messages d’accueil ; extraits de prises de paroles publiques, de vidéos publiées sur les réseaux sociaux, d’émissions télé ou radio, de conférences, de chansons ; etc. Ces enregistrements sont ensuite répertoriés dans un corpus qui compte déjà plus de mille documents[4] en fonction de phénomènes particuliers de la parole : cadence, répétitions, timbre, mélodie, emphase, etc.

Ce sont ces particularités que l’interprétation de Julia Perazzini met en lumière. Dans Il est né au quinzième siècle, son jeu souligne le rythme du discours et la hauteur de la voix de la locutrice, au point de devenir une danse dans L’après-midi ça s’envole. Dans Ton clavier est dégueulasse, la comédienne mime l’attitude du personnage par ses gestes, allant jusqu’à révéler ce que fait le locuteur derrière ses mots dans Ma perception des conséquences de mon mensonge ou Des challenges qu’il faut relever et de véritable tics (pas seulement de langage) dans Voilà l’hibou. Chaque « morceau » a son propre paradigme et permet de décrypter un aspect différent du langage à travers la mise en scène et le jeu de la comédienne, mais le concept lui-même permet surtout aux spectateur.trice.s de rire (pas seulement de réfléchir), notamment de la surprise naissant du contraste entre le titre et l’origine du document d’une part et son contenu d’autre part. L’humour des paroles récoltées est mis en exergue par l’interprétation (l’aspect caricatural de certains discours devient alors flagrant). De plus, sorties de leur contexte émotionnel ou officiel, certains discours perdent leur aura et en deviennent très drôles (dans De moments inoubliables en moments inoubliables, par exemple).

Jukebox Genève est ainsi un spectacle drôle et intelligent, fascinant par la diversité de l’échantillon de paroles mises en scène et de son excellente interprétation.

Anaïs Rouget

Infos pratiques :

Jukebox Genève de l’Encyclopédie de la parole du 8 au 10 septembre au Théâtre Saint-Gervais dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève

Mise en scène : Joris Lacoste

Direction artistique : Élise Simonet

Avec Julia Perazzini

https://www.batie.ch/fr/programme/encyclopedie-de-la-parole-jukebox

Photo : Ary Dil, far° Nyon 2021

[1] L’Encyclopédie de la parole collecte et compile des enregistrements grâce à des bénévoles dans le monde entier. Ces documents deviennent ensuite la matière de créations artistiques (pièces sonores, performances, spectacles, conférences, concerts, etc. C’est le cas de Jukebox Genève, dont le texte à été mis au point par la collaboration de Joris Lacoste (mise en scène) et Élise Simonet (direction artistique) avec les collecteurs locaux.

[2] Une performance vocale particulièrement saisissante dans La pauvre petite dame en jaune et La souris des extraterrestres.

[3] Une intensité présente dès le premier extrait (Les crevettes grises) durant la première.

[4] À découvrir sur leur site : https://encyclopediedelaparole.org/

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