Les réverbères : arts vivants

Le Roi se meurt, l’Humanité aussi

Il existe des pièces de théâtre intemporelles, qui s’inscrivent dans n’importe quelle époque, n’importe quel contexte. Le Roi se meurt est de celles-ci. Grâce à une troupe exceptionnelle, Cédric Dorier redonne vie au texte de Ionesco, jusqu’au 19 janvier à La Cuisine du Théâtre de Carouge.

Le Roi Bérenger 1er est à l’agonie. Il va mourir, mais refuse de l’accepter. Ou alors, que tout meurt avec lui. Plus rien ne fonctionne au château : il n’y a plus de chauffage, les araignées se sont installées dans les chambres… Le royaume lui-même tombe en ruines : la population a drastiquement diminué, les terres se rétrécissent, tant et si bien que les frontières deviennent des trous. Entouré de sa suite (ses deux femmes, son garde, sa servante et son médecin), le Roi refuse d’accepter son sort. La suite ne sera qu’une série de revirements, entre acceptation et dénégation de la triste fin annoncée : « Le Roi mourra à la fin du spectacle. »

Une scénographie audacieuse

Alors que le spectacle commence, on a d’abord l’impression d’être au cinéma. La musique rappelle les plus beaux morceaux d’Hans Zimmer ou John Williams, alors que le décor, monté comme un plateau tournant et décoré de rouages, est en pleine rotation… jusqu’à l’arrivée des personnages, qui se plaignent de la panne de chauffage. Ces rouages, qui ne tournent pas, évoquent ceux du temps qui semble d’être arrêté : on est dans l’attente. Les deux heures que dure le spectacle paraissent représenter cette latence qui précède la fin du Roi et de son royaume. Sur la scène, tout se déploie autour de deux murs arrondis qui tournent autour de l’espace central. La scène peut ainsi être modelée à souhait, et des éléments de décor amenés sans que le public ne s’en aperçoive. La magie est à l’œuvre…

Des costumes symboliques

En voyant arriver les personnages, on peut d’abord penser à une farce grotesque. Les costumes sont colorés, bariolés ; les perruques immenses et mal peignées ; les maquillages très marqués. Et que dire de ce Roi, qui fait son entrée appuyé contre un cheval de manège, croquant une carotte, pieds nus (ses souliers lui font mal) avec sa splendide perruque rousse. Rien n’est dû au hasard : les couleurs ont toutes une signification. Ainsi, les deux femmes du Roi, symboles de vie et de mort, représentent deux facettes indissociables. Marie est en rose, symbole de vitalité, d’amour et de lien indéfectible ; alors que Marguerite porte un manteau violet, évoquant la destinée, la fin et la mort. En jaune, Juliette, la femme à tout faire, rappelle la lumière et l’estime de soi ; tandis que le médecin, en vert pomme, représente l’équilibre et la neutralité. Le garde, quant à lui, porte les mêmes couleurs que son Roi, dévoué qu’il lui est. Seule différence : son costume est rayé, signifiant sa servitude et sa dérision. Évoquons enfin l’évolution du costume du Roi, personnage central. D’abord bien paré et imposant, il perd petit à petit ses attributs pour finir en tenue de patient d’hôpital, d’abord avec de longs cheveux blancs, puis chauve.

Ces choix donnent davantage de profondeur à la métaphore du monde voulue par Ionesco : chaque personnage, très typé, a un rôle important à jouer. Symbole de l’Humanité, le Roi est tout le monde à la fois. Dès lors, pas étonnant qu’il soit si âgé, ait tout fait et tout inventé. Malgré son grand âge (proche de 300 ans), il a l’impression de n’avoir pas eu le temps de découvrir le monde. Une bien belle image de notre existence sur la Terre, qui nous rappelle qu’il nous faut en profiter le plus possible. Ses femmes, nous l’avons dit, sont la Vie et la Mort, indissociables, alors que le Roi ne sait trop vers laquelle se tourner. Si Marie l’aide à se maintenir au fil de la pièce, Marguerite restera seule avec lui à la fin, l’amenant vers son inévitable destinée. Le médecin, rigoureux et toujours neutre, ramènera le Roi sur Terre, alors que Juliette cherchera à illuminer sa vie, en voyant toujours le positif. À travers cette métaphore, Ionesco semble toujours actuel. Les choix de mise en scène évoquent ainsi la déchéance de notre société, mais également le réchauffement climatique provoqué, entre autres, par des décisions humaines. Le monde court à sa perte, mais il est encore temps de réagir. À nous de trouver la force, la Juliette ou la Marie qui nous maintiendra en vie, pour ne pas glisser trop vite vers la fin annoncée.

On regrettera peut-être une baisse de rythme au cours du spectacle. Alors qu’il commençait tambour battant, le rythme s’essouffle peu à peu. Si le passage chanté et dansé, suivi d’une jolie allusion à Alice au pays des merveilles, semble réveiller/secouer ? tout cela, on craint que le spectateur ne se perde un peu dans la seconde moitié du spectacle. On se demandera toutefois si cette sensation n’est pas à l’image du Roi, qui s’essouffle lui aussi et n’a plus la force de lutter ?

Alors qu’à la fin, tout tombe – costume, décor et rôles –, on se retrouve face à la réalité. Cédric Dorier chercherait-il alors à nous rappeler que nous passons notre temps à nous cacher, plutôt que d’affronter nos problèmes ? Si cela ne vaut évidemment pas pour tout le monde, c’est une question qui mérite d’être posée, à l’heure où l’urgence climatique fait la une.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Le Roi se meurt, d’Eugène Ionesco, du 9 au 18 janvier 2020 à La Cuisine du Théâtre de Carouge.

Mise en scène : Cédric Dorier

Avec Nathalie Goussaud-Moser, Agathe Hauser, Denis Lavalou, Florian Sapey, Anne-Catherine Savoy, Raphaël Vachoux et la voix de Violette Meyer-Bisch

https://theatredecarouge.ch/saison/piece/le-roi-se-meurt/68/

Photos : ©Alan Humerose

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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