Le souffle de Saint François d’Assise
Du 11 au 18 avril, pour la première fois, le Grand Théâtre de Genève accueille le plus monumental des opéras du répertoire contemporain : Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen. Créé en 1983 à Paris, l’œuvre nécessite des moyens considérables. Près de 120 musiciens, 150 choristes, 3 ondes Martenot et une partition de 7’000 mesures d’une complexité que seuls quelques chefs sont à même d’embrasser.
Dans une interview donnée au Temps, Jonathan Nott, aux commandes de l’OSR, ne cache pas la difficulté de monter une telle pièce et les craintes que peut susciter une telle entreprise.
Et pourtant Saint François veille ! L’orchestre excelle dans des sonorités nouvelles, des rythmes complexes exécutés avec une grande clarté, détachant chaque note, chaque mesure comme si de chacune d’elles dépendait la compréhension de l’œuvre. Jonathan Nott parle d’un temps long et dense, d’une expérience temporelle où son travail « consiste à créer un arc de tension de la première à la dernière note ». Les interventions du chœur résonnent avec une ferveur céleste dans un unisson parfait jouant de forte charpentés et de piani d’une grâce infinie. L’univers de Saint François est là, fervent, à la fois simple dans sa foi, complexe dans son universalité.
Du côté des chanteur·se·s, la qualité ne dépare pas : Robin Adams, (Saint François) sublime baryton au timbre net, rond et velouté conduit sa voix avec une rigueur et un souffle sans faille, Claire de Sévigné (l’Ange), soprano au timbre cristallin et aux aiguës semblant toujours faciles, déploie une ligne vocale d’une douceur angélique mais jamais désincarnée, quant au ténor tchèque, Aleš Briscein (Le lépreux), on ne peut rêver d’un ténor avec autant de présence vocale dans toute la tessiture. Sa projection est parfaite si ce n’est que la diction se fait dans un français un peu chahuté.
Adel Abdessemed, plasticien célébré par la scène artistique contemporaine réalise sa première mise en scène dont il est aussi le scénographe et le costumier. Un pari osé qu’il a refusé à plusieurs reprises ne se sentant pas à la hauteur du défi que lance l’œuvre magistrale de Massiean. C’est par sa discipline initiale qu’il s’affranchit de cette peur. Sans doute la même que frère Léon dont on comprend bien qu’elle est diffuse et existentielle lorsqu’au premier acte il répète « j’ai peur ! j’ai peur ! »
Le dispositif scénique fonctionne avec une disposition d’objets monumentaux sur l’avant de la scène, avec l’orchestre en arrière-plan se dessinant à travers un écran de gaze. L’effet est saisissant. Les lumières des lutrins contribuent à insuffler une dimension mystique à ce qui se joue au premier plan. De grandes sculptures, comme des totems, occupent la scène alors que des images (filmées par l’artiste) défilent sur deux énormes médaillons suspendus rappelant les mandalas indiens. Cet univers statique répond aux propos de Messiaen, pour qui la forme même de l’opéra et la thématique religieuse n’étaient pas de bons partenaires. C’est sans doute pour cela que le compositeur décide de penser en tableaux, imposant quelque chose de plus statique, de moins joué. Un opéra sans le pathos, sans la pose, mais avec l’essentiel : le sacré la ritualisation et ce qui anime la foi.
Dans ce même élan Abdessemed évite les poncifs religieux et les concept éthérés. Les protagonistes ont la foi mais sont avant tout des hommes avec leur doutes et leur questions. C’est sans doute pour ramener ce formidable opéra hagiographique à des problématiques plus contemporaines que c’est affublé de sacs poubelle et autres fourre-tout ménagers que Saint François se transforme en SDF, trimbalant à même le corps ses maigres possessions. Seulement, est-ce bien adroit, sachant que Saint François venait d’une famille aisée et que c’est suite à un éveil lumineux à la foi qu’il renonce aux biens matériels pour vivre dans le dépouillement ? Le dénuement dans lequel il a choisi de poursuivre sa vie, n’a pas grand-chose à voir avec la misère d’un sans-abri ou d’un migrant qui, lui, fait face au destin. Quant à l’ange, qui joue de sa magnifique robe blanche et semble se déplacer en effleurant la scène, il n’a rien d’asexué et semble être là d’avantage pour séduire que pour prêcher, jusqu’à ce qu’il grimpe sur une échelle où il semble s’ennuyer sec en contemplant des bidons et autres cadis, symbole de notre société consumériste. Un ange déchu? Un ange assumant sa sexualité ? Difficile d’appréhender cet être ailé qui prend la pose en regardant l’ange de l’Annonciation dans le tableau de Fra Angelico, pour finalement s’approprier ses ailes et en jouer comme d’un boa.
Dans une interview, le metteur en scène se confie à plusieurs reprises sur des événements de sa vie qu’il met en résonance avec celle de Saint François d’Assise. Ce qui explique sans doute pourquoi la mise en scène semble appartenir, à bien des égards, à l’univers de l’artiste plutôt qu’à celui du saint.
On ne ressort pas d’une fresque musicale comme celle-ci indemne. Même si la mise en scène d’Adel Abdessemed laisse certaines questions ouvertes, la production dans sa globalité est extraordinaire, en particulier du point de vue musical. Pour les spectateur·ice·s, c’est un voyage de plus de quatre heures de musique que l’on traverse comme sur une embarcation au fil de l’eau, parfois attentif·ve à la moindre note, parfois rêvant, porté·e par l’incroyable richesse sonore cette œuvre.
Katia Baltera
Infos pratiques :
Saint François d’Assise, d’Olivier Messiaen, au Grand Théâtre de Genève du 11 au 18 avril 2024.
Mise en scène : Adel Abdessemed
Avec Robin Adams, Claire de Sévigné, Aleš Briscein, Kartal Karagedik, Jason Bridges, Omar Mancini, William Meinert, Joé Bertili, Anas Séguin
https://www.gtg.ch/saison-23-24/saint-francois-dassise
Photos : © Carole Parodi