Le théâtre, lieu de tous les possibles
À la Parfumerie, la Cie Écart de Serge Martin propose une pièce qui interroge : Job, ou comment la soumission vole en éclats sous l’effet de l’inversion. Job, devenu personnage de théâtre, est l’exact opposé de celui des Écritures. Et l’injustice humaine en prend pour son grade.
Job, le personnage de théâtre, pas celui des Écritures, précise-t-il, est de retour à la vie, sur sa petite scène délimitée par trois rideaux noirs, sur celle, plus grande, de la Parfumerie. Et si le Job des Écritures était un symbole du juste, lui qui a dû faire face avec résignation aux pires épreuves, en conservant toujours sa foi en Dieu, il n’en va pas de même du Job personnage de théâtre. Serge Martin, qui l’interprète, prône l’inversion. Job représente alors l’injustice créée par les hommes, en s’appuyant principalement sur le thème de la finance. À travers son histoire de plus de deux ans – la magie du théâtre permet d’accélérer la temporalité à l’envi – il croisera la route de trois personnages, qui lui confronteront leurs points de vue : Tarek l’émigré syrien (Nadim Ahmed), son vieil ami Dave (Jacques Michel) et sa fille Élisa (Stéphanie Schneider).
Une histoire d’apparence décousue
Durant une bonne partie du spectacle, on peine à comprendre le lien entre les différentes scènes, tant il ne paraît pas y avoir de trame continue, si ce n’est le retour à la vie de Job et les rencontres qui viennent à lui de manière, semble-t-il, aléatoire. Et pourtant… On peut penser que les trois personnages qui gravitent autour de lui et lui parlent toujours à travers les rideaux de sa scène, dont la transparence permet désormais le dialogue, s’apparentent aux trois amis des Écritures : trois amis dont les discours sont désapprouvés par Dieu. De la même manière, les discours portés par les trois autres protagonistes s’opposent à celui de Job et amènent une réflexion plus large sur les injustices et la dégénérescence de l’humanité. La fin, que nous ne dévoilerons évidemment pas, apporte un éclairage nouveau sur la réflexion de ce spectacle.
Nous pourrions résumer ainsi les trois points de vue représentés par chacun des personnages : Élisa est devenue indépendante mais, étant une femme, elle subit de nombreuses inégalités, notamment salariales, puisqu’il est question de finance. Sa lecture d’un article économique et son monologue plutôt engagé démontrent bien les progrès qu’il reste à faire de ce point de vue… Quant à Dave, l’ami de longue date, il apporte un aspect plus moralisateur aux réflexions de Job et, plus largement, aux décisions financières du monde qui induisent des injustices. Avec sa posture de vieil ami, il est sans doute le mieux placé pour proposer certaines réflexions et s’assurer que Job les écoute. Ce que ne pourrait pas faire un nouveau venu… Tarek, de son côté, rencontre Job au début du spectacle. En attente de son permis, il lui demande de l’aider à mourir. Ce que Job refuse. Et quand ils se recroisent, deux ans plus tard, Tarek se trouve dans une situation catastrophique et en veut à Job de ne pas l’avoir aidé. Ce dernier lui oppose alors une posture d’incompréhension, et l’on comprend mieux l’ambivalence et la complexité du personnage, ainsi que le sous-titre du spectacle. Car le texte de Serge Martin est effectivement complexe, et il est difficile d’en dresser un tableau exhaustif dans un si court article, tant les thématiques abordées et les manières de le faire sont larges…
Le plaisir du jeu
Ce qu’on a surtout envie de retenir de ce spectacle, c’est le plaisir du jeu et les possibilités infinies du théâtre, symbolisées par Job et ses rencontres. Ainsi que l’écrit Serge Martin dans le cahier de salle : « Le théâtre sert à quelque chose. Il me permet de croire. C’est pour cette raison que je m’évertue à transmettre ce qu’il y a de beau dans les rapports humains et à dénoncer ce qui les défigure. C’est pourquoi j’aborde ici son procès. Il me semble indispensable de défendre la notion de jeu, de la partager avec le plus grand nombre. Plaisir, qualité critique, et surtout la liberté que le jeu procure. S’il n’y avait qu’une seule chose à transmettre, ce serait cette liberté, ce goût du possible ! »
Tout ce qu’il dit se retrouve sur la scène de La Parfumerie. Qu’importe si l’on ne comprend pas toutes les subtilités du texte et le propos plus profond de l’histoire. Ce spectacle, au-delà d’interroger les injustices humaines, apporte également une réflexion sur le théâtre lui-même. Il montre qu’il est le lieu de tous les possibles, l’endroit où l’on peut expérimenter, reprendre, s’adapter à de nouveaux moyens, agir comme un miroir grossissant du monde, s’en moquer, s’interroger sur lui… S’interroger, non seulement sur le monde, mais sur la pratique du théâtre. Et c’est bien ce que fait ce Job proposé en ce moment à la Parfumerie. Voilà qui pourrait bien apporter un élément de réponse à cette vaste question : À quoi sert le théâtre ?
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Job, ou comment la soumission vole en éclats sous l’effet de l’inversion, de Serge Martin, du 18 octobre au 6 novembre 2022 à La Parfumerie.
Mise en scène : Serge Martin
Avec Serge Martin, Nadim Ahmed, Jacques Michel et Stéphanie Schneider
https://www.laparfumerie.ch/evenement/job-theatre-ecart/
Photos : © Pierre-André Fragnières