Les réverbères : arts vivants

Le théâtre pour dire l’abjection

Jusqu’au 18 novembre, le Théâtre Alchimic programme un spectacle qui ne laisse pas indifférent, et qui divisera certainement. Avec Grâce à Dieu, adapté par François Ozon à partir de son propre film, le public est emmené dans une enquête et une série de témoignages autour des abus causés par le Père Bernard Preynat sur des dizaines d’enfants.

Tout commence avec le témoignage d’Alexandre. Ce père de famille, apprenant que le Père Preynat officie à nouveau auprès d’enfants, ne peut plus garder le silence. Vingt-cinq ans après les faits, il se décide à écrire au diocèse de Philippe Barbarin pour raconter ce que lui a fait subir le prêtre, et pourquoi, du jour au lendemain, il a arrêté de fréquenter les scouts. Son témoignage en déclenche une série d’autres, et plusieurs anciennes victimes du Père Preynat fondent une association, « La Parole Libérée », pour qu’enfin cet homme paie pour ses crimes.

Un texte éprouvant

« Grâce à Dieu, la majorité des faits sont aujourd’hui prescrits ». Cette phrase résume à elle seule la vision du cardinal Barbarin devant l’atrocité des événements, et la façon dont il les a toujours minimisés. Abject. À vomir. Intenable. Tels sont les premiers mots qui viennent à l’esprit en entendant ces témoignages récités tour à tour par les comédiens et comédiennes sur la scène de l’Alchimic. En suivant l’enquête, on apprend comment l’Église a caché les faits, dont elle était pourtant au courant. Le Père Preynat, conscient de ses actes, aurait demandé à plusieurs reprises à être soigné dans les années 80 et 90, sans succès. Quant à savoir pourquoi il n’a pas pris les devants lui-même au lieu d’en faire la demande à sa hiérarchie… À travers son attitude, c’est celle de toute l’institution qui se dévoile : assumant à demi-mot, le cardinal Barbarin a surtout tenté d’étouffer l’affaire, de la régler en interne et de minimiser les faits. Si on ne détaillera pas ici le fond de l’enquête, il y a un élément particulièrement marquant que l’on retient. Sur la scène, les victimes s’en défendent : elles ne sont pas tout cela contre l’Église, mais bien pour elle, afin qu’elle se débarrasse de cette gangrène.  Ce qui nous frappe le plus dans le propos du spectacle, c’est le décalage entre l’institution et les victimes. Alors que ces dernières font tout pour que la vérité éclate, pour enfin passer à autre chose, le cardinal et ses complices – le terme n’est pas usurpé dans ce genre d’histoire – se tiennent en retrait, ne faisant jamais face à leurs victimes, aux spectateurs, ou à la presse. Et c’est là que la scénographie, épurée, vient jouer un rôle important. Car le théâtre est capable de montrer des choses qu’aucun autre art ne peut.

Une forme au service du texte

On pourrait se demander quel est l’intérêt d’adapter un film en pièce de théâtre. La réponse est simple : les arts de la scène permettent de figurer au-delà des mots. Ne prenant pas place dans un décor réaliste, contrairement au film, la mise en scène permet de jouer avec la vision du public et de dire bien des choses sans paroles.

À commencer par le tulle qui sépare la scène en deux. Il y a bien sûr une utilité pratique : on y projette des images d’archives, les noms de ceux qui témoignent, ou encore des extraits d’échanges d’e-mails entre les victimes, l’Église et le Père Preynat. Mais ce tulle a aussi une grande dimension symbolique. D’abord, il sépare l’espace scénique : à l’avant, on retrouve toujours les victimes, leurs familles, les avocats et la police, alors que derrière le tulle se développe l’espace de l’Église et de ses membres. Jamais ni un prêtre, ni un cardinal, ni une secrétaire épiscopale n’apparaissent au-devant de la scène. Ce choix peut vouloir dire plusieurs choses. D’abord, il y a l’opacité du tissu, qui s’accorde avec celle des propos : entre suppositions et non-dits, rien n’est jamais affirmé du côté de l’Église. De même que leurs décisions : au lieu d’éloigner le Père Preynat des enfants après les premières plaintes à la fin des années 80, on le retrouve six mois plus tard à la tête d’une colonie de vacances. En se cachant derrière ce tulle, l’institution paraît également intouchable, protégée. Et c’est un peu ce qui se passe : les parents, ne voulant pas faire intervenir la justice, s’en sont remis aux responsables de l’Église, à commencer par le cardinal Barbarin. Tout est donc resté, jusqu’au témoignage d’Alexandre, au sein de l’institution, donnant à cette dernière une toute puissance qu’elle n’a plus depuis, Grâce à Dieu… Enfin, ce tulle crée une certaine distance avec le public, comme si les membres de l’Église ne venaient jamais assumer leurs actes frontalement, ne faisant jamais face ni aux victimes, ni à l’opinion publique.

Et du côté des victimes ? Celles-ci se trouvent bien proches du public, à l’avant-scène. Un carré est délimité au sol. Autour, des pendoirs à vêtements, permettant aux cinq comédiens et comédiennes de changer de costume à vue pour interpréter l’immense galerie de personnages – plus de 30 – du spectacle. Mais c’est ce carré qui nous intéresse. Car les quatre morceaux de scotch de carrossier nous en disent bien plus que les mots. D’abord, avec les chaises disposées autour sur lesquelles les personnages attendent d’entrer en scène, on pense à un ring de boxe – ou de match d’improvisation. Comme si les victimes n’attendaient que d’en découdre pour voir leur conscience enfin soulagée du traumatisme qu’elles ont vécu. Mais ce carré, par rapport à la taille de la scène entière, figure l’exiguïté. Comme une idée d’enfermement : enfermé dans leur mutisme, n’ayant pas osé en parler plus tôt, enfermé dans leurs souvenirs qui les empêchent d’avancer, enfermé dans un cycle infernal, partagé qu’ils sont entre l’envie d’en parler et l’impression que le prêtre n’a rien fait de mal. Car au-delà de l’aspect physique de ces agressions, décrites crûment dans les témoignages, il ne faut pas négliger l’aspect psychologique : le Père leur a fait croire qu’ils étaient privilégiés, que c’était une récompense et leur a fait promettre de garder ce « petit secret » pour eux. Comment, à neuf ans, peut-on se rendre compte de l’horreur de tels propos ? Enfin, ce carré évoque les lieux dans lesquels ont eu lieu les attouchements : un studio photo, une tente, un bureau… Des endroits tous exigus et dans lesquels aucune surveillance ne pouvait être faite, loin du regard des autres.

Le théâtre, à travers ses choix scénographiques, permet ainsi d’imager différemment et de dire l’abjection au-delà des mots. Et quand ceux-ci résonnent, individuellement ou de manière chorale, ils n’en sont que plus éprouvants. On ne veut pas y croire, on en est mal à l’aise, et pourtant, ils décrivent avec une précision et une justesse exemplaire les actes atroces qui se sont passés et peuvent arriver dans l’intimité que l’on pense bien trop souvent intouchable. Et qu’on ne doit surtout pas oublier. Merci donc au Théâtre Alchimic de proposer une telle programmation. La prochaine étape ? Demander pardon aux victimes. Au vu des récentes déclarations des cardinaux suite au rapport Sauvé, on en est encore loin…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Grâce à Dieu, de François Ozon, du 2 au 18 novembre 2021 au Théâtre Alchimic.

Mise en scène : François Marin

Avec Christian Cordonier, Frédéric Lugon, Sabrina Martin, Yann Pugin et Sylviane Tille

https://alchimic.ch/grace-a-dieu/

Photos : © Mercedes Riedy

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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