Les réverbères : arts vivants

L’enfer impose le silence

Un classique de la déformation de l’espace et des gens. Huis Clos, dans une mise en scène de José Lillo. À voir au Théâtre Le Crève-Coeur jusqu’au 9 février.

Au premier jour était la lumière ! Il en est sur scène comme de la Création, l’éclairage marque le début d’un spectacle.

Les lumières de l’enfer. Elles s’imposent ici au public telle une sculpture lumineuse dès l’ouverture du spectacle. Un éclairage (Rinaldo Del Boca) tout en nuances qui ne laisse « aucune » ombre au sol, d’un blanc immaculé. D’ailleurs, pourquoi vouloir une ombre quand on est devenu immatériel ? C’est aussi inutile qu’une brosse à dent ! S’ajoute à cela l’impression du vide grâce à une lumière blanche issue du devant de la scène au ras du sol. Des lumières toutes en subtilité qui placent la scène hors de la déformation du temps et de l’espace qui est notre lot à tous. C’est puissant et éloquent.

Dans ce lieu damné, le temps est encore présent dans l‘esprit des personnages. En entrant dans cette pièce qui sera leur dernière demeure, ils ont la certitude que l’enfer possède un début, alors que nous, nous ignorons si notre monde en a un. Tel se présente cette part de l’au-delà, puisqu’il y en a d’autres selon un valet droit et sans obséquiosité (Parcal Berney), qui accueille les nouveaux venus, dans un décor que n’auraient renié ni Maritie ni Gilbert Carpentier, tant il nous plonge dans l’enfer du style 1970 et des motifs disco. C’est hypnotique et prouve que cette part du ciel sait se mettre au goût du jour.

Derniers détails : « le bronze sur la cheminée » voulu par Sartre est remplacé par l’iconique petit chien ballon de Jeff Koons, mais surtout, les canapés sont remplacés par trois chaises placées sur les trois points cardinaux de la scène. Une disposition scénique fixe qui permet au public de faire son propre montage en choisissant son cadrage : champs, champs-contrechamps, panoramique, traveling.

C’est dans cette pièce et cette disposition que Joseph Garcin – le premier mort – arrive les yeux grands ouverts. Douze balles dans la peau lui ont offert un aller-simple pour le ciel et le voici plein d’inquiétude à la recherche des pals et du feu éternel promis. Valentin Rossier donne à ce personnage une incandescence qui tient de la braise. Le plus léger souffle d’air d’une réplique le fait rayonner.

Puis entre le deuxième personnage : Ines Serrano. Deuxième occupante arrivée ici par sa propre volonté : suicide au gaz. Agressive, lesbienne convaincue, c’est une sorte de météore d’origine terrestre et brute de décoffrage, sans artifice et intenable qu’Hélène Hudovernik sert avec puissance et intelligence. Un couple à l’équilibre fragile qui rend les « méchants » si attirants. La femme et la comédienne fascinent.

Enfin, débarque Estelle Rigault, veuve d’un vieillard, morte d’une pneumonie qui a mérité sa place en enfer, avec une condamnation pour infanticide. Vive, pétillante, coquette, rose, jaune et douce comme une Chupa Chups, Lola Riccarboni interprète une lollipop avec toute la fraîcheur de l’innocence dangereuse, telle une Mata Hari qui danse et s’étire, se propose et se caresse, séduit. Un jeu de scène direct et sauvage.

José Lillo développe une mise en scène qui va droit au but. Chaque personnage est à sa place et y reste comme si trouver sa place dans le noir des cieux était une condition de mort réussie pour un condamné à l’éternité. Quoi qu’il en soit, c’est une condition réussie de mise en scène qui permet aux scènes dynamiques de présenter toutes leurs valeurs et de développer toutes leurs intensités.

Le travail de José Lillo, couplé aux lumières nous porte à croire que depuis là-haut, les morts nous observent. Et que si le corps des fantômes est sujet à interprétations, leurs regards ici sont bien certains. Les autres nous observent depuis l’enfer ce qui place la salle, qui en semble totalement convaincue, dans un silence d’une telle profondeur, qu’il participe au vide de l’arrière monde. Ici, les bruits de la vie peuvent déranger les morts. C’est impressionnant et il en va du raffinement de ce spectacle comme de l’excellence culinaire : « Quand c’est bon, on se tait.»

La version proposée par José Lillo est féroce et possède un côté drolatique qui nous force à rire de nous-même, ainsi en est-il de la comédie. Ici, la citation sartrienne : « L‘enfer, c’est les autres » se couple avec la philosophie de Victor Hugo: « C’est au-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors. » Un très beau spectacle.

À Cologny, l’enfer possède son paradis.

Jacques Sallin

Infos pratiques : Huis-Clos, de Jean-Paul Sartre, du 14 janvier au 9 février, au Théâtre du Crève-Cœur à Cologny.

Mise en scène : José Lillo

Avec Valentin Rossier, Hélène Hudovernick, Lola Riccarboni, Pascal Berney

https://lecrevecoeur.ch/spectacle/huis-clos/

Photos : © Loris von Siebenthal

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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