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Les drôles de Love Stories de Vincent Kappeler

Il faut que tu saches que nous n’avions pas mangé le guide. Paul était devenu une personne sarcastique depuis la mort de Jeanne. Il s’était dit que brûler le cadavre était le meilleur moyen pour effacer les traces et m’avait demandé de l’aider à le déplacer sur le feu. (p. 59)

Parmi les bonnes expériences en temps de pandémie, le contact avec les ami.e.s numériques perdu.e.s de vue – celles et ceux qu’ordinairement on côtoie à peine entre deux notifications sur les réseaux sociaux – est de celles qui illuminent les journées. On renoue les liens, on en crée de nouveaux, on (re)découvre des facettes qu’on avait oubliées. Bref, de bonnes surprises en perspective.

Parmi celles-là, il y a eu le « coronogeste » de Vincent Kappeler : offrir gracieusement un exemplaire au choix d’un de ses derniers bouquins, stockés chez lui et en mal de lecteur.trice. L’occasion était trop belle pour que je la laisse passer : dévorer un nouvel ouvrage et rendre service, à mon tour, en proposant une critique. C’est ainsi que Love Stories est arrivé, quelques jours après, dans ma boîte aux lettres.

Un drôle d’O.R.N.I.

Love Stories, c’est un petit récit publié en 2018 aux éditions L’Âge d’Homme, dans la collection « Contemporains ». Ce n’est pas à vrai dire une histoire d’amour ordinaire ; pour moi, ce serait plutôt un drôle d’O.R.N.I. – un Objet Romantique Non Identifié, dont l’intrigue se construit à la manière d’un puzzle et d’une boucle. Est-ce seulement, comme l’indique son titre, une love story ? Ou plutôt un déboulonnage en règle de ce que le mot « amour » programme comme horizon d’attente chez les lecteurs ? Car il n’y a rien, rien, de réellement romantique sous la plume de Vincent Kappeler.

Le 1er septembre 2004, Armand Schneider, le narrateur, rentre chez lui après un long voyage. Sa compagne, Mathilde, l’accueille de manière plutôt indifférente – et c’est le drame :

Il rangea quelques affaires dans son sac de sport, regarda une dernière fois sa femme, Mathilde, dormir dans leur lit et mit le feu aux rideaux du salon. Il roula dans la nuit profonde avant de s’arrêter devant un hôtel qui lui semblait de bonne facture. (p. 13)

L’histoire s’élabore alors brique par brique – lentement, patiemment, en jouant sur les ruptures de continuité, les décrochements de sens qui empêchent de tout saisir. On met, peu à peu, les pièces en place, non sans revenir en arrière dans sa lecture pour vérifier un détail qui soudain prend tout son sens. La date butoir du 1er septembre est le point de départ d’une remontée dans le temps, d’une tentative d’explication : pourquoi, pourquoi Armand Schneider a-t-il mis le feu à sa maison ?

L’itinéraire d’Armand s’entremêle à celui de son ami Paul, artiste torturé qu’il accompagne pour un périple quelque part dans la Sibérie post-soviétique. Cherchant à exorciser le décès de sa femme Jeanne (avec qui il entretenait une relation maritale routinière), Paul écume les goulags de l’Est pour y rassembler objets et témoignages de ceux que la répression politique a détruit. Que cherche-t-il ? Composer une œuvre artistique sur le souvenir… ou remplir son propre vide intérieur avec les malheurs des autres ? Armand, qui l’accompagne, suit d’un œil détaché ses atermoiements, préférant adresser à Mathilde des lettres où les mots ne disent qu’une partie de ce qu’il éprouve.

Boucles croisées

Armand et Mathilde, Paul et Jeanne : deux couples dont les routes se croisent à des carrefours dangereux. Quatre existences dont les fils se nouent avec les vies que Paul recueille, au fin fond de la Sibérie : femmes déportées dans les goulags et restées vieillir sur les ruines de leur passé, vieillards prisonniers de leurs souvenirs d’un autre temps… Tandis qu’il suit Paul, une étrange transformation intérieure s’opère en Armand – comme une colère sourde, rentrée, qui grandit de manière inéluctable. Vincent Kappeler, trop habile pour tomber dans les ficelles, agit en finesse et efface les indices les plus visibles pour ne laisser de la trame de son histoire que des touches subtiles qui mettent mal à l’aide – insidieusement. Son style est incisif, aussi tranchant que les pensées sombres qu’on pressent s’agiter sous la surface de ses personnages faussement calmes.

Deux chiens courent vers l’arrêt de bus. Ils vont probablement se faire écraser. J’attends. Un camion passe, ma lettre s’envole et je la regarde s’élancer à la poursuite de son assaillant. Les chiens accourent pour la renifler et repartent déçus. Je prends une autre feuille et recommence à écrire. J’ai tout en tête. Je ne sais pas trop ce que j’attends, les bus ne circulent plus à cette heure et que les chiens se fassent écraser m’est bien égal. (p. 15)

Les trajectoires d’Armand et Paul croisent, inexorablement, celles d’autres femmes que les leurs – Laura Schwab, la réceptionniste de l’hôtel où Armand se réfugie après son incendie ; Anaïs Pavliochenka, la serveuse du café de Suzuman, qui rêve d’être violée par un des deux touristes déambulant dans les anciens goulags… S’attachent-ils à elles ? Elles, en tout cas, s’attachent à eux :

J’ai eu envie de pleurer lorsque la sentence est tombée. Le psychiatre avait pourtant plaidé en votre faveur, prétextant une décompensation dont vous étiez victime et un choc subi lors de votre voyage. Le juge n’a eu aucune pitié. Maudite soit sa descendance. […] Vous allez sans doute me trouver bien cavalière mais comprenez mon désarroi, j’ai besoin de vous voir, je serai plus qu’enchantée si vous acceptiez que je vienne vous rencontrer en prison. (pp. 45-46)

Après cette lettre qu’elle adresse à Armand, Laura en est sûre : elle doit nouer son destin à celui de cet homme. 2014, ils sont mariés. Enfants. Chien. Armand rentre d’un long voyage. TBC ? Ne comptez pas sur moi pour vous révéler la fin.

Magali Bossi

Référence :

Vincent Kappeler, Love Stories, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2018, 75p.

Photo : ©Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Une réflexion sur “Les drôles de Love Stories de Vincent Kappeler

  • Pellet Jean-Luc

    Merci de ce super aperçu de Lové Stories de V. Kapeller, ça me donne super envie de le lire.

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