Les nuits enceintes, envolée onirique au travers de nos désordres

Une production de la Cie De nuit comme de jour où Guillaume Béguin signe une mise en scène et son second texte avec Les nuits enceintes, qui nous prouve que même si certaines nuits peuvent être éternelles, 130’ de spectacle peuvent sembler la durée d’un songe. À ne pas manquer du 22 au 27 novembre, au Théâtre Saint-Gervais.

Le jour va bientôt se lever

C’est dans cette maison sans fenêtre où la moisissure veste le sol que David, Lou, Sam, sa sœur Mélisande, Maxime, Moujik et quelque part Victor l’enfant disparu, songent.

Mais de quoi rêvent-ils.elles ?

D’un lendemain où faire des enfants serait encore envisageable ?

D’un monde où les cris de la terre seraient enfin entendus ?

D’un horizon infini où les différences pourraient cohabiter sans que nulle domination, nulle oppression ne viennent les tâcher ?

Enfin, simplement peut-être, d’une vie qui permet encore de rêver.

C’est ainsi que, lors d’une nuit sans lune, nos protagonistes, se joignant dans un mirage pourtant tellement proche du réel, asphyxient lentement au rythme des tuiles qui tombent du toit.

À la manière de Fassbinder

Qui dit que tout ce qu’on est incapable de changer, il faut au moins le décrire[1], Guillaume Béguin agit par le pouvoir de la narration.

Ce spectacle matérialise, d’une façon tout à fait singulière, car c’est au travers d’un rêve, les angoisses et les échecs de notre époque.

Angoisses, parce qu’il aborde des thèmes tels que l’urgence climatique, le capitalisme, les dynamiques d’oppression, et les échecs, parce que nous sommes en 2022, et qu’il est encore nécessaire si ce n’est vital de parler de ces sujets.

Et si je cite Fassbinder plus haut, c’est parce que je vois un parallèle dans le traitement de ces thématiques que le metteur en scène fait au travers des relations humaines.

Des plusieurs drames pour citer l’auteur lui-même, qui s’entremêlent dans ce spectacle et qui sont traités, non seulement par la situation, mais également par la dégradation des rapports humains qui s’installent, l’on y retrouve l’esprit du réalisateur allemand.

En effet, le théâtre est à Guillaume Béguin ce que le cinéma est à Fassbinder une manière de réagir à ce qu’on vit, de la façon dont on le ressent.[2]

L’ascension ou la chute

Il y a des phrases qui résonnent dans Les nuits enceintes, non seulement parce qu’elles sont répétées plusieurs fois au cours de la représentation, mais parce que, au lendemain de la COP27, elles prennent tout leur sens et nous restent en mémoire.

L’ascension ou la chute ?

Il reste une infime, infime petite chance.

La terre crie, hurle, rêve.

Ces réflexions sur le monde d’aujourd’hui sont menées au travers de différents procédés dramaturgiques. Par la fonction d’un personnage comme Maxime, jeune Zadiste qui tente de raisonner les autres, ou encore Mélisande qui, propriétaire de la maison, incarne l’ancien monde. Soit par l’apparition du méta-théâtre.

Lou, la jeune fille bien dans la pièce, se demande si elle ne devrait pas s’inscrire dans une école d’art dramatique.

Ce questionnement est particulièrement intéressant étant donné que ce personnage ne sait pas dans la pièce quel rôle prendre.

Celui de n’être que la jeune fille bien qui suit sans trop se poser de questions les autres ? Non, il ne s’agira pas que de cela, et l’évolution de Lou personnifie un questionnement central aujourd’hui : que faire et quelle position prendre face aux menaces environnementales ? Y a-t-il encore un sens à mener l’existence comme on l’a toujours fait ?

Sam et David qui sont marié-e.s sont ici deux  personnages comédien.ne.s de métier qui, tout au long du spectacle, en passant de Dante à Shakespeare, interrogent la thématique du changement par le biais du théâtre.

Dialectique triangulaire

Proposer de traiter ces sujets par le rêve est très intéressant.

À l’image de Sam qui cherche à se sortir des dynamiques binaires pour trouver la porte de sortie, peut-être que là, Guillaume Béguin a trouvé si ce n’est une nouvelle (?), une magnifique manière de conjuguer distanciation (parce qu’il nous amène à la réflexion), identification (parce que le style de jeu et les procédés d’écriture le permettent) et cette troisième voie qui est celle d’emmener le/la spectateur.ice à vouloir rêver.

Cela, parce que ces sujets sont subtilement bien traités.

En effet, ils n’amènent ni à la paralysie, ni à la crise de panique, ni à une pseudo envie de révolution éphémère mais bel et bien, à une invitation profonde, sincère, à se questionner sur notre rapport au monde, à la terre et enfin, au lendemain.

Et quand l’art ou quel que soit le nom qu’on veuille lui donner, saisit une occasion d’ouvrir un débat chez les gens, alors, je crois, il a atteint le maximum.[3]

De quoi la nuit va-t-elle accoucher ?

Et si le capitalisme et les systèmes obsolètes de dominations dorment encore en nous, il nous faudra bien trouver une manière de nous réinventer.

Les nuits enceintes ne proposent pas de solutions concrètes, si ce n’est celle de rêver notre monde de demain.

Alors comme Sam qui se demande pourquoi son passé se dresse en face d’elle, comme un vieil ami en phase terminale,[4] je m’en vais au creux de la forêt, chercher, et qui sait, peut-être trouver, une bribe, un espoir.

Eva Carla Francesca Gattobigio

Infos pratiques :

Les nuits enceintes, Guillaume Béguin, Compagnie De nuit comme de jour, du 22 au 27 novembre au Théâtre Saint-Gervais.

Mise en scène : Guillaume Béguin

Avec Lou Chrétien-Février, Julie Cloux, Romain Daroles, Claire Deutsch, Maxime Gorbatschevsky, Pierre Maillet.

Photos : © Julie Masson

[1] Rainer Werner Fassbinder

[2] Rainer Werner Fassbinder, L’Anarchie de l’imagination

[3] Rainer Werner Fassbinder, L’Anarchie de l’imagination

[4] Extrait des Nuits enceintes

Eva Carla Francesca Gattobigio

Eva Carla Francesca Gattobigio rencontre le théâtre à l'âge de huit ans avec la compagnie vaudoise Biloko. Puis, elle va à Genève et expérimente une année au Conservatoire d'art dramatique qui va la mener à étudier à l'école professionnelle de théâtre Serge Martin. Elle sort diplômée en 2021 et co-crée la même année le Collectif Wombat et la Cie Giardini Di Marzo. C'est ainsi qu'elle marche sur les impromptus de la vie; avec joie et folies douces.

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