Les réverbères : arts vivants

Les quatre frères du docteur Freud

Du 12 au 15 janvier, la grande salle de la Comédie accueillait Mes frères, texte de Pascal Rambert mis en scène par Arthur Nauzyciel. Entre bûcheronnage, fantasmes et féminisme, on tente de décrypter un conte qui flirte avec Sigmund Freud… et Quentin Tarantino.

Une cabane de bûcherons, au milieu des bois – c’est le domaine de quatre frères. Pascal, Guillaume, Frédéric et Arthur (Pascal Greggory, Guillaume Costanza, Frédéric Pierrot et Arthur Nauzyciel) vivent là, isolés du monde. Les journées passent, rythmées par le choix des arbres, leur abattage, leur façonnage en planches. Ce lieu, retiré d’entre tous, s’éclaire par la présence d’un être : une femme, la servante – Marie (Marie-Sophie Ferdane). Belle, comme on peut l’être quand on vit au bout du monde. Elle a une épaule d’ivoire, là où l’un de ses oncles, jadis, l’a dévorée.

Autour de cette femme (servante, sœur, mère, amante, objet ?) se cristallisent les désirs des quatre frères – des désirs exacerbés par la solitude qui brouille les limites entre rêve et réalité. Au fur et à mesure d’une chronologie dissolue, les frères conçoivent pour Marie un désir toujours plus dévorant. Amour et faim se confondent, fratrie et jalousie deviennent synonymes. On frappe nu à la porte de Marie, on l’exhorte à peupler ses rêves humides qui hantent les nuits, on lui ordonne de souscrire aux envies d’autrui. Elle refuse. Et tout s’emballe, quand les quatre frères s’aperçoivent qu’elle a, elle aussi, peut-être, des désirs. Qu’elle a un amant. Un jeune homme.

Le divan de Freud

S’il est une chose que l’on peut dire du texte de Pascal Rambert, c’est qu’il ne laisse pas indifférent·e. Il marque, tourne dans la tête – comme un café trop amer sur la langue… ou le souvenir dérangeant d’une psychanalyse qui dévoilerait nos penchants les plus sombres. Car Pascal Rambert prend plaisir à explorer les recoins dérangeants de l’intériorité humaine. Ses héros incarnent des désirs impossibles à satisfaire qui, se heurtant à la frustration suscitée par le refus de Marie, se transforment en pathologies que la mise en scène de Arthur Nauzyciel nous lance en pleine figure. À mesure que se dévoile l’intériorité de chacun, dans des monologues hallucinés ou des dialogues brutaux, on croise leurs envies : exhibitionnisme, soumission, masochisme, sadisme…

Le décor lui-même fait apparaître sur scène ces envies. Divisé en deux espaces de taille inégale, le plateau figure (côté jardin) la forêt où s’effectuent les tâches des bûcherons – lieu sauvage où les désirs semblent, pour un temps, s’apaiser. Côté cour, occupant les deux-tiers de la scène, la cabane : une longue table à manger avec bancs, un escalier vertigineux qui suit la courbe d’un mur percé de quatre portes – une pour chaque chambre de chaque frère. Sous l’escalier, une porte plus petite – celle de la cuisine, le domaine de Marie. À côté, la porte de sa chambre, située dans une soupente. Si les portes des chambres dissimulent l’intériorité des personnages, leur permettent de se réfugier dans un lieu où ils et elle sont solitaires (loin des autres et du public), elles s’ouvrent également pour libérer leurs fantasmes : au cours de la nuit, les frères en sortent à tour de rôle pour vivre en rêve (ou en réalité ?) leurs désirs inavouables. Nus, ils se frottent à la porte close de Marie, y laissent les traces de leur amour…

L’espace de la scène devient donc un lieu de pouvoir : ce sera à celui des frères qui réussira, dans ces fantaisies nocturnes et détraquées, à conquérir le plus longtemps le plateau et à en chasser les autres – car celui-là réussira, symboliquement, à s’approprier le plus longtemps le rêve d’une Marie amante tout en s’accaparant le public. Finalement, dans ce qui constitue le grand retournement de la pièce, on s’apercevra que l’espace scénique n’appartient pas seulement aux frères – mais que Marie, elle aussi, a la possibilité d’y asseoir son pouvoir.

Blanche-Neige sauce Tarantino : un conte féminisme ?

Dans sa construction, Mes frères propose un parcours en deux temps : une première partie où dominent les appétits des frères, qui imposent sur l’histoire leurs points de vue. Marie n’y est qu’un objet que l’on rêve de posséder. Son rôle se réduit à celui de la servante et du corps que l’on fantasme. Ses paroles sont réduites à des phrases brèves, prononcées d’un ton monocorde – comme une muette qui tenterait de vocaliser des sons. Tant dans le texte que dans la mise en scène, on est à la limite du pornographique (la pièce était déconseillée en-dessous de 16 ans). C’est alors que se produit le revirement. Sans abandonner la violence rentrée qui nourrit son histoire (sorte de huis-clos malsain qui n’est pas sans rappeler Blanche-Neige – dans une version bien plus trash !), Pascal Rambert donne soudain la parole à Marie. Seule en scène, elle nous montre que les apparences sont trompeuses. Elle n’est pas un objet – mais un être sensible, proche de la nature. Elle s’adresse à son animal tutélaire, la chouette effraie ; cette dernière est symbolisée par un véritable oiseau de nuit qui, depuis le début de la pièce, survole à intervalles réguliers le public et apporte à une touche mystique de poésie. À la chouette, Marie raconte son enfance : comment, il y a longtemps, sa mère l’a donnée à ses oncles… comment aucun d’eux ne l’a touchée – sauf un, qui lui a dévoré l’épaule, la dévoration devenant symbole de l’attouchement. Elle confie à l’oiseau sa rage :

« parfois je fais ce rêve que je fonce sur eux et que je les avale comme tu avales le rat le mulot la gerboise
et la souris morose
je pourrais les avaler et commencer à vivre
je suis très dangereuse
et si l’on me fixe quand je souris je peux faire très peur[1] »

L’annonce, prophétique, appelle la résolution. Marie, pressée par les frères, déploie alors des ailes et referme ses serres sur eux. Après un bon coup de bûche dans la tête, chacun d’entre eux voit son cadavre finir dans la cuisine. Ne comptez pas sur moi pour vous raconter la suite, mais sachez seulement que Blanche-Neige quitte les bois du conte pour s’aventurer sur les sentiers de la caricature morbide à la Tarantino. Marie, libérée, s’aventure donc seule dans la forêt…

« quel avenir pour un être comme moi […] une fois dans la forêt j’ai parlé à une autre fille elle me disait mon histoire est comme la tienne elle disait une fois dans la forêt j’ai aussi parlé avec une autre fille qui racontait aussi la même histoire que la tienne elle avait un sein d’ivoire moi j’ai une bouche d’ivoire toi une épaule d’ivoire est-ce à nous de changer est-ce à nous de continuer à nous protéger en nous couvrant d’ivoire[2] »

En sortant de là, encore englué·e dans l’histoire, on se demande ce qu’a voulu nous raconter Pascal Rambert. Un conte féminisme, qui montre la libération du seul personnage féminin, Marie, devenue femme forte et néanmoins meurtrière ? Ou un récit plus nuancé, qui suggère que, malgré tous ses efforts, Marie ne parviendra jamais à s’abstraire de la représentation de la femme que des hommes ont plaqué sur elle ? À nous de tenter de sortir de là, comme des Blanches-Neiges piégées dans une profonde forêt…

Magali Bossi

Infos pratiques :

Mes frères, de Pascal Rambert, du 12 au 15 janvier 2023 à la Comédie de Genève.

Mise en scène : Arthur Nauzyciel

Avec Guillaume Costanza, Marie-Sophie Ferdane, Pascal Greggory, Arthur Nauzyciel, Frédéric Pierrot.

https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/mes-freres

Photos : © Philippe Chancel

[1] Pascal Rambert, Mes frères, Paris, Les Solitaires intempestifs, 2020, p. 70.

[2] Pascal Rambert, Mes frères, Paris, Les Solitaires intempestifs, 2020, p. 123.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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