Les réverbères : arts vivants

Les Tags de la Mémoire

Un monde à la Doisneau, la violence en plus Partage des vivants de Louis Calaferte, dans une mise en scène de Françoise Courvoisier, à voir au théâtre Les Amis.

Au théâtre Les Amis, il y a un foyer qui sent le bistrot, avec ses tables rondes marquées au blanc limé et au sirop à vingt-centimes, celui de la « Compagnie des zincs » avec piano et vitres gravées à l’acide. On ne recule pas dans le temps, ici on l’évoque. Une mise en bouche d’un monde qu’aurait pu décrire François Caradec, cet écrivain des salles de cafés-concerts.

Sur scène, coupant celle-ci en deux mondes, une paroi de chantier en tôle ondulée transparente s’impose par un effacement éclatant proposé avec intelligence par la scénographe Sylvie Lépine. Devant ce parapet, des caisses de bois vierges de toute utilisation. Ici, les murs n’ont pas besoin de crier, ils seront tagués par la mémoire, par le partage des deux vivants, deux êtres qui parlent d’un monde à la Robert Doisneau, le témoin photographique de la métamorphose de Paris entre 1930 et 1950, la violence en plus.

La violence des faubourgs, des terrains vagues, des culottes courtes, Le sirop de la rue de Renaud version sale. Deux mômes Schborn (José Lillo) et Luigi (Felipe Castro) évoquent selon eux, « une bonne vie palpable », où l’air est suffisamment épais pour retenir des gestes d’amour mais pas assez pour retenir les coups. Chez ces gens-là, on ne crie pas on gueule, on ne coupe pas on tranche, on ne pleure pas on hurle. Des gosses de la rue et leurs corollaires ouvriers : l’alcool et la violence faite à soi-même.

Leur monde est étroit, il l’a toujours été et le sera toujours. Par le choix de privilégier l’avant de la scène, dans une bande aussi large qu’un avenir incertain, Françoise Courvoisier impose avec adresse un lieu de jeu, de vie telle une prison, de celle où les deux ados sont nés et dont l’échappée est probable si le destin ne s’en mêle pas. Seulement le destin s’en mêle.

Le jeu des deux comédiens, tout en retenue se complète dans un équilibre oscillant parfaitement maîtrisé. Pas de coup de gueule, ou si peu. Quelques cris d’amour avec ce qu’il peut. Ces deux personnages – interprétés avec sensibilité – qui semblent parfois n’en former qu’un, s’installent à l’Hôtel du non vêtu. Costumes identiques pour les deux comédiens et chaussures universelles, ils sont jumeaux de leur histoire et frère de leur destin. Un destin inscrit dans une époque où les choses pouvaient être « bath », c’est-à-dire bien avant d’être « terrible » ainsi que le chantait Johnny en 1964.

Dans ce Paris des « Choses de la vie », il pleut, il y a les bistrots, un café pour deux et de la moutarde volée pour se donner l’illusion que l’on a mangé du jambon. Non, n’en déplaise à certains tenants de l’effondrisme, ce n’était pas mieux avant. Certes on vit toujours des choses terribles quand on est terriblement malheureux, ça, le temps ne fait rien à l’affaire. Le temps évoqué ici des « jeunes crevards » sent le moisi, la paille, les flaques d’eau et le pavé.

C’est là que le grain de sable du destin s’en mêle. Les deux paumés voulant devenir voyous pour un quignon de pain se heurtent de plein fouet à la générosité d’un très peu moins pauvre qu’eux. C’est l’instant à la Chaplin, où sous des haillons se cache parfois une humanité. Une scène de fausse-piste dont la tension s’explique par la simplicité et la justesse des comédiens.

Dans ce texte puissant comme une pochade en noir-blanc, précis, passionné et autobiographique de Louis Calaferte, qui fait parfois penser aux Soliloques du Pauvre de Jean Rictus – le premier chantre des victimes, des exclus et des marginaux – un élan du cœur est toujours possible. L’intelligence de ce récit tranche avec la dualité des pauvres généreux et des riches avares. Chacun des deux mondes possède ses violences, celui des pauvres n’a rien à envier aux riches, il n’en manque pas.

Violence des regards, violences des soupçons, violence des jours sans paie, du ventre creux et du froid, violences des autres aussi miséreux qu’eux. Car chacun sauve sa peau comme il peut, et s’il faut pousser un quidam dans le caniveau, pas d’hésitation ! Les personnages de Zola travaillent encore à l’époque de la 2 CV, des premiers congés payés et du parti communiste en pleine puissance.

Plus tard, toujours sous les ponts, alors qu’ils sont assis sur leurs caisses de vin, de pommes, de légumes, de souvenirs arrive une petite bluette. Frêle comme il se doit, fine et légère, elle devient la môme, une môme à la Jean Ferrat. Une tache de couleur dans un monde de ferrailleurs et de crachats. Cependant, le destin s’entête, s’en mêle à nouveau et pas toujours pour leur bien. Alors, ne leur reste que le lever du jour, cette forme d’espoir du lendemain enfin arrivé ou rien ne leur est possible que cet éternel destin qui finit par regarder ailleurs.

Une mise en scène toute en nuance de ce monde ouvrier passé photographié par Doisneau, écrit par Cavana, filmé par Sautet, chanté par Léo Ferré. Françoise Courvoisier ajoute son nom à cette liste en signant ce spectacle fortement applaudi.

Jacques Sallin

Infos pratiques : Partage des vivants, De Louis Calaferte au théâtre Les Amis, du 4 au 23 mai 2021.

Mise en scène : Françoise Courvoisier

Avec José Lillo et Felipe Castro

Photos : © Anouk Schneider

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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