Les réverbères : arts vivants

Tel un vieux vinyle

Ou la joie de voir sur scène le son d’un 33 tours Faites-vous légers – Chansons d’Anne Sylvestre, dans une mise en scène de Françoise Courvoisier, à voir au théâtre Les Amis, jusqu’au 23 mai.

Dans le foyer du théâtre, autour des tables de bois, on parle, on échange à propos du spectacle précédent Partage des vivants. La qualité du texte, du jeu et surtout de l’émotion reçue : on parle de bonheur le sourire aux lèvres. Car certains spectateurs ont enchaîné les deux spectacles proposés par le Théâtre Les Amis, pour une soirée entière de divertissements variés.

Vaste espace noir, piano laqué, des personnages assis sur un banc, un autre au sol, immobiles. C’est le Musée Grévin sans fioritures. Les chansons d’Anne Sylvestre n’ont pas besoin de décors, tant elles les contiennent. C’est toute la force évocatrice de cette chanteuse de cabaret « Rive Gauche » très populaire dans les années vinyle et qui a quitté ce monde en novembre de l’année dernière.

C’est la puissance de la scène nue qui s’impose avec juste une ou deux touches de couleur, un jeu de scène plus dans le geste que dans le mouvement, plus dans le détail que dans l’effet, plus dans l’intention que dans l’exclamation. Une mise en scène de Françoise Courvoisier tout en touches impressionnistes d’un spectacle qui nous montre le son d’un 33 tours.

Quatre interprètes (Margarita Sanchez, Christine Vouilloz, Floryane Hornung, Sophie Solo) se saisissent avec force, joie et complicité de l’univers d’Anne Sylvestre, de cette râleuse au grand sourire qui croquait le monde avec des rimes à la Brassens, avec une tendresse particulière pour les femmes naturellement et parfois pour celles qui ratent les mayonnaises. Des chansons qui ne parlent pas de là-bas, qui ne parlent pas d’ailleurs, qui évoquent l’ici et le maintenant d’autrefois qui ressemble terriblement à celui d’aujourd’hui. Des chansons qui parlent d’un monde qui claudique, comme il l’a toujours fait, comme Anne Sylvestre l’a toujours écrit et décrit avec des mots dont elle s’efforçait de prendre soin.

Puissance du noir donc, avec un début de représentation saisissant. Assise au sol, petite, ramassée telle une « cosette », Christine Vouilloz amorce le spectacle en chantant a cappella, montrant ainsi qu’une chanson c’est d’abord un texte et une voix. Tout le reste, c’est comme l’alcool, il faut en jouer avec modération.

Les quatre femmes se saissisent de l’entier de l’espace et du volume de la scène. Ce sont les sœurs « Jacques » en noir et blanc avec la même connivence dans le regard et dans le geste. Elles nous proposent un univers si puissant que le public n’ose le troubler en applaudissant entre chaque titre. Alors, l’humour de la chanson « Langue de P… » fait déborder le vase et les bravos jaillissent des fauteuils, car « cinq minutes de langue de p…, c’est fou comme ça fait du bien » comme l’entier du spectacle d’ailleurs.

Sous le « Smooth Jazz » de Florence Melnotte, pianiste, on aime aussi la grincheuse (Floryane Hornung) à qui le grand air fiche de l’urticaire, la voix chaude et grave de Margarita Sanchez ainsi que la délicatesse de Sophie Solo. C’est une parfaite harmonie qui est proposée, qui soutient tous les univers des plus drôles au plus fâcheux tel celui qui évoquent ceux qui pratiquent « L’excuse » et qui participent – innocents aux mains pleines – au carnaval moche de la violence faites aux femmes, aux mères et aux filles. Une chanson qui bénéficie – ainsi que les autres tableaux – d’un éclairage de scène particulièrement juste et efficace de Rinaldo Del Boca.

L’univers de cette « Brassens en jupon » nous est donné avec toute la modération requise certes, mais avec des alcools de qualité et quatre grands crus. Ces quatre femmes nous offrent un autre « Bistrot préféré » que celui de Renaud, peuplé lui uniquement par le vestiaire homme des gens de plumes et de notes. C’est un comptoir quelque part sur la terre, fréquenté par des humains féminins mais pas que, qui possèdent le talent et la force de l’ordinaire, avec leurs joies, leurs soucis, leurs rires et leurs frustrations. Des textes ciselés et des mélodies pour amoureux de la gamme, le public boit les chansons comme un blanc cass’ ou un demi, et on entend parfois du fond de la salle des « Mercis ».

Alors en quittant le théâtre, s’ajoutent les commentaires de ceux qui remettent leurs manteaux avec des étoiles dans les yeux : « Je ne connaissais pas toutes les chansons », « Tu as aimé ? oui, beaucoup ». Au Théâtre Les Amis, le bonheur s’est retrouvé par deux fois devant les planches ce soir-là. Il suffit simplement de laisser traîner son écoute pour s’en convaincre.

Jacques Sallin

Infos pratiques : Faites-vous légers – Chansons d’Anne Sylvestre, au théâtre Les Amis, du 4 au 23 mai 2021.

Mise en scène : Françoise Courvoisier

Avec : Margarita Sanchez, Christine Vouilloz, Floryane Hornung, Sophie Solo

Photos : © Anouk Schneider

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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