Les vies d’Orlando au Grütli
Poésie, identité, amour, genre, société, sexe, politique, violence, nature, mort… on trouve tout cela dans Orlando – et plus encore. Dans un monologue tourbillonnant, Léa Pohlhammer incarne l’un des romans les plus innovants de Virginia Woolf, paru en 1928. Un kaléidoscope sur les possibilités du moi, dont le propos n’a jamais été aussi actuel. Reportage.
Cet après-midi-là, à quelques jours de la première, ma rencontre avec Orlando débute… dans l’ascenseur du Grütli. Dehors, le soleil zig-zague entre les pots d’échappement, les envols de pigeons. J’ai rendez-vous au deuxième étage. Les portes coulissantes se referment, je lève la tête. Dans les lumières tamisées, des enfilades de miroirs multiplient mon reflet – à l’infini. Sans le savoir, me voici déjà au cœur du propos d’Orlando.
Des raccords au filage
En compagnie de Tamara Bacci (qui accompagne la diffusion des pièces au Grütli), c’est Léa Pohlhammer qui m’accueille. Elle est tout sourire, un t-shirt laissant voir ses tatouages[1]. « Il fait chaud dans la salle, on fait des réglages techniques. » C’est la première fois que je la rencontre, mais sa présence met immédiatement à l’aise. Dans la salle du 2e se trouvent aussi Julien Jaillot (à la direction d’actrice), Victor Roy (scénographie), Andrès Garcia (création musicale) et Cédric Caradec (création et régie lumières). Aline Courvoisier, la costumière, nous rejoint un peu plus tard.
L’après-midi se déroule en deux temps : raccords avec la technique, puis filage aux alentours de 16h. L’ambiance est détendue. Rires et blagues s’intercalent entre les phases de décryptage de jeu et de reprise du texte, les essais lumières et cadrages voix / musiques, les déplacements à affiner… pourtant, on sent la concentration de chacun-e. Le filage qui approche est un moment exigeant, qui demande à tous-tes de donner le maximum – sans perdre une sorte de bonne humeur émerveillée. « Mais bon, aujourd’hui, c’est la technique qui doit être concentrée. Toi, Léa, t’as un mot d’ordre : RIEN À FOUTRE ! Tu te lâches ! », lance Julien avec bonne humeur.
Dans les baskets d’Orlando
L’émerveillement joyeux, c’est tout à fait ce qu’on éprouve devant le jeu de Léa. Ce projet, comme je l’apprends lors de mes échanges avec l’équipe, la poursuit depuis longtemps – ce qui se ressent tout à fait lors du travail de certaines scènes. Voici Orlando face à Constantinople. La bande sonore et la lumière tâtonnent, cherchent les interstices entre textes et silences… repartent en arrière quand une phrase est reprise. En contact perpétuel, Julien et Léa échangent : et si cette phrase était prononcée comme une narration extérieure ? Et celle-ci, de manière plus désabusée ? Sur un plateau presque dénué de décors (à l’exception d’un escalier à trois marches, pouvant figurer un balcon, une table ou un promontoire), seuls les mots ont le pouvoir de faire advenir un paysage. Les mots, et le corps, bien sûr – ses gestes, sa posture, sa position dans l’espace. « Essaie de descendre de l’escalier arrière », suggère Julien. « Pas question ! » rétorque Léa, « j’ai pas envie de manquer une marche ! ».
Plus le travail se précise, plus Léa devient Orlando. Elle capte l’essence du récit de Woolf – sa poésie, ses doutes, son drame… mais aussi son humour, dans une extravagance à la fois baroque et très contemporaine. Le texte projeté à l’écran, en fond de scène, accentue ces décalades : c’est Victor Roy qui, aux manettes de la projection, cherche les meilleurs moments pour les faire intervenir. Pour les intégrer à son jeu (à quel moment les découvrir ? les lire ? en rire ?), Léa tâtonne avec Julien (« Attends, essaie de la faire comme si tu découvrais ton horoscope. »). Portée par la musique, la projection et la lumière, Léa se glisse parfaitement dans les baskets d’Orlando. D’ailleurs, à bien y regarder, on remarque que son costume de scène comporte une paire de baskets bleu roi, estampillées Orlando. « Je les ai faites faire exprès pour la pièce », explique-t-elle avec un rire.
Un roman multiple
Pourtant, devenir Orlando n’a rien de simple. Texte emblématique de la littérature queer, le roman de Woolf, écrit pour son amante, la poétesse Vita Sackville-West, est une biographie fictive qui traverse plus de 350 ans. « C’est une œuvre que je trouve fascinante », m’explique Andrès Garcia entre deux réglages musicaux. Ce n’est pas la première fois qu’il travaille avec Léa Pohlhammer, avec qui il a par exemple collaboré dans Playlist. « Orlando est un roman qui me suit depuis des années », ajoute-t-il. « J’en lis souvent des extraits, c’est un peu méditatif. Alors, quand Léa nous a proposé ce projet, j’étais ravi ! »
Orlando, noble à la beauté androgyne, naît dans l’Angleterre du milieu du XVIe siècle. Très jeune, il devient le courtisan favori d’une reine vieillissante, découvre l’amour avec la fille d’un diplomate russe, multiplie les conquêtes, refuse mariages et assignations patriarcales, se fait nommer ambassadeur à Constantinople, accède au rang suprême de Duc… avant de s’endormir pendant sept jours. À son réveil, Orlando est une femme. Commence une autre vie, à laquelle Orlando s’adapte sans peine : « Le changement de sexe altère mon avenir, pas mon identité. »
Adaptation et genre
L’adaptation et le genre : ces deux notions, intimement liées, sont au cœur d’Orlando / Orlando, que l’on parle du personnage ou de la pièce elle-même.
En tant que protagoniste, Orlando construit en effet son identité sur sa capacité d’adaptation. À la manière de Virginia Woolf, qui elle-même bousculait les carcans de son époque, Orlando ne redoute pas d’emprunter d’autres chemins – de bâtir les routes qui lui conviennent, qui traversent et jouent avec les frontières du genre, dans une exploration identitaire aussi joyeuse que multiple. D’un point de vue littéraire, le roman repose sur la même capacité d’adaptation et d’entremêlements génériques, entre récit historique, biographie fictive, exploration psychologique et autobiographie.
Comme me l’explique Julien Jaillot, l’adaptation pour la scène posait dès lors plusieurs questions. Quels épisodes garder, dans une si longue fresque romanesque ? Comme donner corps et voix aux personnages gravitant autour d’Orlando, alors qu’il s’agit d’un monologue ? Comment traiter la voix métatextuelle de Woolf, qui se permet des digressions où elle réfléchit à son travail d’autrice et à l’acte d’écrire ? Costumes, tons de voix, postures, transpositions de la narration… rien n’est laissé au hasard. Si Léa Polhammer incarne avant tout Orlando, elle devient également la Nature qui s’émerveille face au jeune noble, la Reine qui le transforme en jouet sexuel, la future amante croisée sur la Tamise gelée, la gouvernante pleine d’un bon sens terre-à-terre, elle-même face au personnage qu’elle incarne. Ce kaléidoscope infini reflète, sans jamais la fixer définitivement, toute la multiplicité des vies d’Orlando.
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Voilà à quoi je pense en reprenant l’ascenseur. Je me suis éclipsée en cours de filage, pour ne pas tout découvrir. Dans l’habitacle qui me ramène au rez, seul-e-x avec mes reflets, je me dis qu’une vie suffit à en vivre plusieurs.
À bientôt, Orlando – j’attends avec impatience notre prochaine rencontre.
Magali Bossi
Infos pratiques :
Orlando, de Virginia Woolf, adapté par Florence Minde et Léa Pohlhammer, du 1er au 17 octobre 2025 aux Scènes du Grütli – Maison des Arts du Grütli.
Adaptation et dramaturgie : Florence Minder et Léa Pohlhammer
Conception et jeu : Léa Pohlhammer
Direction d’acteur-ice : Julien Jaillot
Chorégraphie : Prisca Harsch
Scénographie : Victor Roy
Création musicale : Andrès Garcia
Régie son : Fernando de Miguel
Création et régie lumière : Cédric Caradec
Costumes : Aline Courvoisier
Administration et production : Samuel Golly
Accompagnement en diffusion : Tamara Bacci/Scènes du Grütli
http://grutli.ch/spectacle/orlando
Photo : ©Anouk Schneider
[1] Je flash sur le voilier qui vogue fièrement sur son avant-bras !
