Les réverbères : arts vivants

L’étang : ressusciter les démons intérieurs

Du 11 au 13 novembre, Gisèle Vienne et la Comédie de Genève proposaient une plongée au cœur des sentiments les plus enfouis, avec L’Étang, d’après le texte de Robert Walser. Ou le cri du cœur d’un ado, poussé à feindre un suicide pour mettre à l’épreuve l’amour maternel.

L’Étang est un texte profondément intime, adressé par Robert Walser à sa sœur. Il y parle au nom de Fritz, un jeune adolescent perturbé par le manque d’amour de sa mère à son égard. Afin de le tester, il feindra un suicide, sous forme de noyade dans un étang, qui ne sous sera que narré, provoquant des réactions vives chez son frère et sa sœur. C’est le parcours intérieur du jeune homme que nous suivons dans L’Étang, à travers ses relations avec les personnes qui l’entourent, toutes ou presque incarnées par la seule Adèle Haenel. Quant à Ruth Vega Fernandez, qui l’accompagne sur scène, elle prend en charge les figures maternelles, qu’il s’agisse de la mère de Fritz ou celle d’un de ses amis, douce et bienveillante, en totale opposition avec la première.

Éloge de la lenteur

Sur la scène se dresse une immense pièce toute blanche. Au centre de celle-ci, un lit entouré de paquets de chips entamés, de vêtements entassés ou de livres à moitié lus. Une chambre d’ado des plus classiques dirait-on. Couchées sur le lit, ou plus loin dans la pièce, assises par terre, es marionnettes/mannequins désarticulées figurent une soirée adolescente, ou ce qu’il en reste. Un étrange sentiment de malaise s’empare de nous : dans la pénombre, en distinguant les corps, on croirait voir de vrais êtres humains, il n’en est rien. Ce premier moment, accompagné par une musique électronique diffusée à fond, donne le ton du spectacle, comme une sorte de schizophrénie empreinte de malaide. Et alors qu’un homme enlève un à un tous les mannequins du plateau, les deux comédiennes font leur apparition, se déplaçant au ralenti, comme dans une forme d’apesanteur. Tout le spectacle sera marqué par cette lenteur des mouvements, en contraste avec la parole qui se développe, elle, à un rythme tout à fait normal.

Cette lenteur donne un sentiment d’étirement du temps, ainsi qu’il est ressenti par le jeune Fritz, dû à la souffrance qu’il endure. On suit ainsi des discussions avec sa petite sœur, son grand frère, son groupe d’amis, jusqu’à une visite chez l’un de ses proches et l’admiration que Fritz entretient pour la mère de celui-ci. Et pourtant, les mouvements ne correspondent pas, en termes de rythme surtout, à ce qui se déroule. Le décalage se crée entre la réalité temporelle et celle de Fritz. L’adolescent ne trouve pas sa place dans ce monde, principalement à cause du manque d’amour de sa mère, et il semble donc avancer au ralenti dans un monde qui va trop vite pour lui, sans lui laisser le temps de s’adapter et de se développer comme il le souhaiterait. C’est, en quelque sorte, la vie qui s’arrête, comme un instant figé dans le temps, durant lequel il faut prendre le temps d’analyser, de comprendre et de laisser une place aux émotions.

Une performance XXL signée Adèle Haenel

Ce sentiment ne pourrait être aussi fort sans la superbe performance d’Adèle Haenel, bien aidée, il est vrai par le traitement du son. En modifiant sa voix à travers le micro, la vitesse de sa parole et le ton qu’elle emploie, elle parvient à incarner, sans bouger ou changer de costume, une multitude de personnages adolescents. Et on ne s’y perd jamais. L’interprétation de la comédienne donne l’impression que tous les personnages surgissent du seul Fritz, comme s’il les convoquait selon sa volonté, pour l’aider à avancer et à comprendre ce qui se passe selon la situation. Seule la mère, sur laquelle il n’a aucune prise, est interprétée par Ruth Vega Fernandez. Le père, lui, est absent, et surgit par bribes dans la voix de la mère. On peut dès lors se questionner sur la distance créée entre les personnages. Si les plus jeunes semblent tous proches et présents pour soutenir Fritz, il n’en va pas de même de la mère. Cette dernière n’est pas connectée à son fils, le lien s’étant brisé il y a bien longtemps. Les voix, traitées grâce aux micros, prennent dès lors une ambiance tout sauf naturelle, presque robotique, pour accentuer ce sentiment de distance. La froideur du décor et l’éloignement contraste avec cette phrase forte prononcée par Fritz ou l’un de ses amis et qui dit, en substance : « Ta mère t’aimera toujours, parce que c’est ta mère, c’est comme ça. »

Faire surgir le monde intérieur. C’est ainsi qu’on pourrait résumer L’Étang. La mise en scène de Gisèle Vienne, le traitement du son, la présence des mannequins et la performance des deux comédiennes contribue à figurer ce monde intérieur et tous les démons qui y vivent. Avec une grande subtilité, puisque rien n’est jamais véritablement nommé, si ce n’est certains personnages. Les émotions s’entrechoquent ainsi sans être expliquées, et le sous-texte est aussi important que le texte, pour évoquer chez chaque spectateur ou spectatrice ses propres démons intérieurs, parfois bien enfouis. Puissant.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

L’Étang, d’après Der Teich de Robert Walser, du 11 au 13 novembre 2021 à la Comédie de Genève.

Mise en scène : Gisèle Vienne

Avec Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez

Photos : © Estelle Hanania

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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