Les réverbères : arts vivants

Lettre à Phèdre !, à Phèdre (et un peu aussi à Gremaud, Daroles et Racine)

Du 12 septembre au 3 novembre, c’est l’histoire de Phèdre, tragédie racinienne archi-classique, qu’on nous raconte au Théâtre de Carouge. Dans Phèdre !, Romain Daroles rend un hommage truculent à une pièce du répertoire, sous la plume de François Gremaud. Magistral… et drôle !

Chère Phèdre !,

Chère Phèdre,

Je suis très heureuse de vous écrire cette lettre. À vrai dire, je n’en écris pas souvent – et encore moins en prenant comme destinataires des ouvrages de théâtre. « Alors je me présente, très rapidement parce que nous n’avons pas beaucoup de temps[1] » – à peine une page et des brouettes de mots pour vous exposer tout ce que j’ai à vous dire. Je m’appelle Magali Bossi et, jusque-là, je n’avais encore jamais eu la joie de vous lire ou de vous voir représentées sur scène. Ni vous, Phèdre (tragédie originale de Jean Racine, classique des classiques du XVIIe siècle) ; ni vous non plus, Phèdre !, comédie presque homonyme[2] qui rend un hommage enthousiaste à son illustre devancière, grâce à la plume agile de François Gremaud et l’énergie débordante de Romain Daroles.

Je l’avoue donc : de Phèdre et de Phèdre !, je ne connaissais pratiquement rien. Enfin ça, c’était avant de pousser la porte du Théâtre de Carouge le 11 octobre, et de vous rencontrer ENFIN.

Une scène comme une scène (ou comme une page blanche)

En vous découvrant, Phèdre !, c’est d’abord une scène que l’on aperçoit, sitôt le public plongé dans l’obscurité… une scène, dans sa plus simple expression. Un plateau bordé de noir (les rideaux des coulisses, le mur du fond, etc.), sur laquelle est déplié un grand rectangle blanc. Un tapis ? Au milieu de cet espace immaculé, dressée sur ses pieds, une table austère – comme celle qu’on voit dans les bureaux contemporains ou les universités dépourvues de sens décoratif. Rien de plus. Et pourtant tout est là.

C’est dans cet espace presque nu, Phèdre !, que Romain Daroles, votre unique acteur[3], va évoluer. À la manière d’un professeur devant une classe, d’un orateur-conférencier face à son auditoire ou d’un vulgarisateur scientifique à l’humour (parfois) douteux, il s’empare de l’espace. Il va et vient sur le rectangle blanc, s’assoit sur la table, se cache en-dessous (en fonction des besoins de l’intrigue). On s’interroge. Cette scène presque nue, qui dans Phèdre ! n’a d’autre but que de représenter une scène de théâtre sur laquelle l’imagination projette l’intrigue de Phèdre (la pièce que Romain nous raconte) – cette scène n’est-elle vraiment qu’une scène de théâtre ? Ne pourrait-on pas y voir, aussi, l’espace de la page d’un livre (celui de Phèdre ! ou de Phèdre… ou des deux à la fois ?) sur lequel s’écrit le récit– à mesure que l’auteur (Gremaud ou Racine) tisse les fils de la comédie ou de la tragédie (selon la pièce que l’on considère – Phèdre ! s’inscrivant résolument dans la comédie, contrairement à sa devancière qui préfère le tragique) ?

Ainsi, Romain Daroles, grâce à François Gremaud et (aussi un peu) à Jean Racine, devient le personnage d’une page de théâtre – une page de Phèdre ! ou de Phèdre. Il écrit, sous nos yeux et nos rires, cette pièce double qui se déploie en un kaléidoscope truculent.

Généalogie mytho-génétique (mais pas seulement)

Sur votre scène comme une page blanche, Phèdre !, Romain Daroles caracole. Sa mission ? Nous raconter – non !… nous transmettre sa passion pour Phèdre de Jean Racine. Ce qu’il nous présente, c’est en somme une pièce dans la pièce… ou une pièce sur une pièce. Ce procédé ne serait pas tellement original (en littérature, on aime autant les mises en abyme que les métalepses narratives, ces figures de style qui font exploser les limites de la narration en brouillant les frontières entre fiction et réel) s’il ne prenait la forme d’un récit enchâssé dans lequel on s’amuse à évoluer comme dauphin dans l’eau.

À l’aise, joueur et tourbillonnant.

Romain Daroles nous porte, comme une vague de la mer Égée avant la tempête. À travers sa voix, ses gestes, ses mimiques – bref, son être tout entier, il incarne les lieux, les personnages, l’intrigue. Pas besoin d’éclairage, de décor, de costume. Il porte entièrement la pièce, en devient le support. Avec lui, nous nous retrouvons dans la ville de Trézène, lieu de villégiature de la famille royale d’Athènes. On y rencontre les protagonistes majeurs de la tragédie de Racine : Thésée, roi d’Athènes et vainqueur du Minotaure ; Hippolyte, le fils que Thésée a eu avec la reine des Amazones, Antiope ; et bien sûr, Phèdre elle-même, fille de Minos et de Pasiphaé, petite-fille du Soleil, demi-sœur du Minotaure. Son drame ? Aimer son beau-fils, Hippolyte, d’un amour qui n’a rien de chaste.

On n’oubliera pas non plus les personnages secondaires – enfin, pas vraiment secondaires, car ils et elles sont importants pour l’avancée de l’histoire : le vieux Théramène, précepteur d’Hippolyte ; œnone, la confidente de Phèdre… ou encore Panope, « femme de la suite de Phèdre » (écrit Racine), qui n’a d’autre fonction que d’annoncer ou de constater la mort de quelqu’un.

Alexandrin à la sauce marseillaise (prononcé comme dans le Midi : avé l’accent)

Or, si vous n’étiez, Phèdre !, que le récit résumé de Phèdre, vous ne différeriez guère d’une page Wikipédia ou d’un « Profil d’une œuvre » des éditions Hatier. C’est là que la plume de François Gremaud et l’incarnation de Romain Daroles révèlent leur finesse. Car narrer l’histoire de Phèdre devient, à mesure que la pièce avance, un prétexte à digression – sur l’histoire littéraire (le XVIIe siècle de Racine, le fonctionnement d’un alexandrin) ; sur la construction narrative (que font les personnages secondaires après leur sortie de scène ? l’auteur est-il pour ses créations un démiurge tout puissant ? qu’en est-il du libre arbitre ?) et sur l’essence du théâtre (une pièce se déroule-t-elle seulement sur scène ? que penser de l’espace hors-champs ? le public peut-il être acteur, personnage de la pièce qu’il regarde ?).

Le tout agrémenté, comme aime à le faire la 2b company, d’un humour qui tient à la fois de l’idiotie et de la joie. Idiotie, ainsi que l’expose Gremaud dans un entretien proposé en postface de Phèdre !, pris « dans le sens étymologique du terme – c’est-à-dire singulier, particulier, unique – mais qui n’est pas de la bêtise » (p. 67). Et joie « dans son acception philosophique, nietzschéenne, où l’on célèbre […] le fait d’être vivant tout en n’étant pas dupe du tragique de l’existence » (p. 67). Voilà qui explique qu’au fil de Phèdre ! racontant Phèdre, on croise une œnone avec l’accent marseillais, qui échange avec Phèdre des alexandrins à coup de « peuchère ! » ; une Phèdre aux œillades tragiques accentuées à l’extrême sous une couronne mimée grâce à un livre (celui de Phèdre !, précisément, qui ne quitte jamais la main de Romain Daroles et qui, pour le public, jouera en fin de pièce un rôle particulier – mais je n’en dirai pas plus…)

… et bien d’autres surprises encore. Je pourrais multiplier à l’envi les exemples de joyeuses idioties, mais cela gâcherait un peu le plaisir de celle et ceux qui viendront encore vous voir sur scène, Phèdre !

Ne me reste plus qu’à vous remercier, Phèdre !, Phèdre et, à travers vous, Gremaud, Daroles et Racine, pour cette « heure et 40 minutes » (p. 13) de rires, de transgressions narratives, de références chansonnières (qui aurait cru qu’Aznavour, Trenet, Fugain ou Dalida croiseraient Racine ?!), de jeux de mots – bref, de passion pour le théâtre.

Merci et, je l’espère, à bientôt ! Sans oublier, comme on dit dans le métier : m**** pour la suite !

Avec toute mon amitié,

Magali Bossi

Infos pratiques :

Phèdre !, de François Gremaud, d’après Phèdre de Jean Racine, du 12 septembre au 3 novembre 2023 au Théâtre de Carouge.

Mise en scène : François Gremaud

Avec Romain Daroles

https://theatredecarouge.ch/spectacle/phedre/

Photos : © Loan Nguyen

[1] Vous m’excuserez, chère Phèdre !, de vous emprunter quelques citations dans ma lettre, celle-ci étant située à la p. 13 de votre texte, publié par le Théâtre Vidy-Lausanne et la 2b company en 2018.

[2] Ne serait-ce un point d’exclamation aussi joueur qu’enthousiaste, sous lequel se cache votre « véritable sujet », « l’admiration que [votre] unique protagoniste – Romain, façon de jeune orateur – voue à la tragédie de Racine. » (Encore une fois, j’emprunte vos mots, Phèdre !. Cette-fois, à la p. 5 de votre Préface.)

[3] Ou personnage, ou figure, comme vous l’exposez en p. 11 – en tout cas, entité qui va porter l’action à travers son corps et ses mots.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Une réflexion sur “Lettre à Phèdre !, à Phèdre (et un peu aussi à Gremaud, Daroles et Racine)

  • Martine Labarthe

    Merci pour votre critique jubilatoire, chère « voisine de théâtre, avec qui j’ai bcp ri et admiré le talent de Romain Darolles. Cela m’a fait très plaisir de vous lire et de découvrir la Pépignère.
    Alors merci et bonne suite!
    Martine

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