Les réverbères : arts vivants

L’intelligence artificielle, supérieure à celle de l’Humanité ?

Comédie grinçante signée Rebekka Kricheldorf, La maison sur Monkey Island questionne notre rapport à l’intelligence artificielle et ses potentielles dérives, en prétextant un autre propos. Comme les quatre protagonistes du spectacle, le public se fait avoir, pour renverser sa réflexion. À voir au répertoire du POCHE/GVE depuis lundi dernier.

Quatre experts sont installés dans une maison de rêve sur l’île paradisiaque de Monkey Island. Ensemble, Ann la biologiste (Angèle Colas), Hannès le sociologue (Fred Jacot-Guillarmod), Kristina la psychologue (Jeanne De Mont) et André le responsable marketing (Aurélien Gschwind) doivent travailler sur la commercialisation d’une viande synthèse. Il leur faudra réfléchir à une stratégie pour convaincre les clients d’acheter ce produit, qui coûte dix fois plus cher que de la viande issue de véritables animaux, mais si cela peut aider à sauver la planète… Seulement voilà, bien vite le confort parfait que leur offre la maison les remet face à leurs névroses et autres addictions passés. Si bien qu’ils comprennent qu’ils sont en réalité eux-mêmes les sujets d’une expérience sociale. L’arroseur arrosé, vous avez dit ?

Des questionnements éthiques

La première partie du spectacle, qui correspond au premier niveau de lecture de ce spectacle, nous questionne sur plusieurs questions éthiques et environnementales très actuelles. D’abord, notre rapport à la consommation de viande, qui pollue énormément et soulève la question de la maltraitance des animaux. La création d’une viande de synthèse issue de cellules animales pourrait ainsi être une solution durable. D’apparence, la réunion de ces quatre experts est donc plutôt une bonne chose. Seulement, à y regarder d’un peu plus près, une autre question éthique se pose : quid de ce que pense le client ? Pour faire court, il faut le manipuler, en faire une victime, créer chez lui un manque, pour qu’il achète le produit. On se rend rapidement compte de l’opinion qu’ont ces intelligences soi-disant supérieures du client lambda… Le marketing avant tout, symbole de notre société (trop) capitaliste ? En tout cas, on rit jaune aux dialogues souvent un peu loufoques, et on se demande à quel moment on est devenu les dindons de la farce.

Heureusement que l’on rit, se dit-on, ou le spectacle provoquerait un grand effet de malaise. Et s’il n’en est rien, c’est d’abord grâce à l’écriture ciselée de Rebekka Kricheldorf et à la précision de la mise en scène de Guillaume Béguin, ainsi que nous l’explique Mathieu Bertholet dans son intro du dirlo. Les quatre personnages sont ainsi quelque peu stéréotypés, entre Ann qui ne laisse aucune place à ses émotions et se montre très carrée dans son organisation, l’esprit scientifique par excellence ; André et ses termes de marketing en anglais qui ne font pas toujours vraiment sens mais créent une émulation au sein du groupe ; Hannes qui a toujours peur de froisser les autres et a sans cesse besoin d’être rassuré ; enfin Kristina, pour qui tout va toujours bien et qui reste insensible à toute forme d’addiction. Les ressorts comiques sont ainsi nombreux, au niveau du texte dans la confrontation entre ces personnages, comme dans la mise en scène. Les costumes et perruques donnent un côté un peu cartoon aux protagonistes, alors que l’utilisation régulière d’onomatopées exagérées (du type « glouglou » quand ils boivent ou se servent un café, ou l’imitation du bruit du mixeur quand Kristina se fait des smoothies), ajoutée aux rituels de chaque jour qui se répètent, créent un effet comique de répétition qui donne une légèreté bienvenue au tout.

L’arroseur arrosé ?

Oui mais voilà, au bout de quelques jours enfermés dans cette maison, les quatre experts triés sur le volet se rendent compte que ce n’est pas pour leurs talents qu’on les a choisis, mais bel et bien pour leurs addictions passées. La maison, et cette femme qu’ils ne voient jamais qui vient en hélicoptère ravitailler le frigo, savent tout sur elles et eux. Il y a, au départ, un côté agréable à avoir une chambre personnalisée avec un matelas à eau ou un siège massant, ou encore à trouver dans le frigo le salami qu’on avait l’habitude de manger dans son enfance. Mais quand il s’agit des chips que l’une s’enfilait par paquets avant d’être internée pour troubles alimentaires, ou qu’un tableau avec des bottes de foin rappellent des sachets de cocaïne à un ex-toxicomane, tout est beaucoup moins drôle… Du moins pour les quatre personnages ! Car si l’on riait d’abord jaune, on se moque cette fois ouvertement de ces experts qui nous prenaient auparavant pour des moins que rien !

Les intelligences supérieures sont, semble-t-il, dépassées par la technologie. Mais là où La maison sur Monkey Island excelle, c’est dans le fait de ne pas apporter de réponse définitive, tout en mettant en garde sur certaines dérives de l’intelligence artificielle. D’abord, il y a cette manipulation dont iels sont victimes. Ensuite, on en voit les limites : contrairement à l’humain, elle est imperfectible, et ne laisse ainsi aucune place à l’émotion, ni à la surprise. Est-on dès lors prêt à vivre dans un monde aseptisé ou tout est toujours attendu et fait à la perfection pour nous donner le plus grand des conforts ? Si l’erreur et la déception ne sont plus permises, quelle sera la satisfaction à réussir quoique ce soit ?

Fabien Imhof

Infos pratiques :

La maison sur Monkey Island, de Rebekka Kricheldorf, dès le 11 octobre 2021 au répertoire du POCHE/GVE.

Mise en scène : Guillaume Béguin

Avec Angèle Colas, Jeanne De Mont, Aurélien Gschwind et Fred Jacot-Guillarmod

https://poche—gve.ch/spectacle/monkey-island

Photos : © Samuel Rubio

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *